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peu de talent que je puis avoir dans mille de ces petites œuvres qui meurent en naissant et qui méritent leur sort, je l’ai concentré en un seul ouvrage sérieux, réfléchi, consciencieux. Le public prononcera un arrêt qui me condamnera au repos éternel, asile et tombeau des gens médiocres, ou aux orages de la célébrité ; mais, quel qu’il soit, je crois avoir suivi la vraie méthode, la seule prudente et la seule logique[1].


A mesure qu’avance l’année 1854, Lanfrey s’applique avec plus d’acharnement à terminer le livre dont il ne cesse d’entretenir sa mère.


Si je manque l’occasion, je suis perdu, lui écrit-il au commencement de l’automne. Or, elle n’a jamais été si favorable. L’hiver va clore la campagne d’Orient ; en séparant les armées ennemies, il va en ouvrir une ici beaucoup plus sérieuse selon moi… Les journaux ne s’occupent plus que des questions religieuses. Tous les gens intelligens de ma connaissance sont d’avis que je ne pourrais venir plus à propos… Soyez sûre que je serai soutenu. Il y en a des mille et des mille qui voudraient faire ce que j’entreprends. Seulement, les uns n’osent pas et les autres ne savent pas ; moi, j’ose, et je sais, et je ferai !


Cependant l’œuvre achevée, il arrive que, malgré le succès obtenu auprès des quelques amis qui en ont connaissance, malgré l’assistance promise par ceux qui pensaient que le moment était propice pour faire campagne contre l’église au profit des philosophes du XVIIIe siècle, Lanfrey risque beaucoup de demeurer avec son manuscrit sur les bras. Il avait débuté par le porter chez M. Michelet, persuadé que cet ami si chaud de la jeunesse républicaine, qui semblait avoir pris plaisir à écrire exclusivement pour elle ses plus récens ouvrages, s’intéresserait à l’œuvre de l’un de ses plus fervens admirateurs. Cruelle déception ! l’impression de Lanfrey, quand il vint rechercher son manuscrit, fut que l’illustre professeur n’y avait pas jeté les yeux. Pour tout encouragement, il reçut l’avis que les temps ne comportaient guère de semblables publications. Alors commence pour le jeune auteur en quête d’un libraire une série de tribulations qu’il vaut mieux lui laisser raconter lui-même :


Mon livre fini, je fais depuis quinze jours, chère mère, le métier le plus infernal auquel un homme qui se respecte, puisse être condamné, celui de solliciteur. Je sue tout le sang que je tiens de mon père et de vous, sang indépendant et généreux s’il en fut et qui s’indigne de cette humiliation nouvelle pour lui. Malgré ma ferme volonté, je suis Si peu taillé pour cette vile besogne que je n’ai réussi jusqu’à présent

  1. Lettre à Mme Lanfrey, 15 janvier 1854.