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d’abord accueillis avec faveur, mais, après examen, cette prose, qui avait probablement gardé quelque chose des libres allures et des rudes accens du pays natal, fut trouvée trop dangereuse par le journal important qui avait promis de la publier. De là un premier déboire.


Chère mère, j’ai rarement été éprouvé comme cette année, et vous savez pourtant que les épreuves ne m’ont jamais fait défaut. Mais Dieu merci, je puis dire que, si le désenchantement, la colère, la haine, le mépris, et bien d’autres sentimens se sont disputé mon cœur et en ont pris possession tour à tour, le découragement n’aura fait qu’y passer, et j’entre dans cette nouvelle année (1854) avec la pleine et libre disposition de moi-même, ce qui est beaucoup. Mon affaire avec le Siècle n’a pas encore eu de dénoûment, mais elle a déjà fait quelque bruit, et j’ai reçu de plusieurs côtés des témoignages d’estime bien propres à me consoler de la lâcheté de ces misérables. Elle m’a tant fait perdre de temps de toute manière que je ne peux y penser sans grincer des dents. A partir de demain, 2 janvier, je me remets à mon vieux travail avec toute cette fièvre et cette rage accumulée depuis deux mois, et s’il n’en sort pas quelque chose qui soit de nature à humilier ces drôles, je brise à jamais cette plume de malheur qui ne m’aura été donnée que pour ma honte et pour le malheur de ceux que j’aime.


Le vieux travail dont parle M. Lanfrey, c’était l’ouvrage sur le XVIIIe siècle, dont il n’avait jamais cessé de s’occuper.


Je suis revenu tout entier à mon travail, dont la partie la plus pénible et la plus rebutante est désormais terminée ; je veux parler de celle qui concerne les longues et patientes recherches et toutes les études préliminaires qui en étaient la base indispensable, la partie scientifique, en un mot. Il ne me reste à accomplir que l’œuvre purement artistique, celle qui crée la forme et le style, œuvre difficile sans doute et dont dépend le succès, mais qui est pleine d’attrait pour moi. Celle-là finie, nous nous présenterons au public. Et ici, ma chère mère, permettez-moi de vous donner une explication qui me justifie d’avoir entrepris un travail aussi long. J’aurais pu, comme tant d’autres, débuter dans le monde littéraire par un petit article de journal ou de revue qui ne m’aurait pas coûté huit jours. Si je n’ai pas choisi cette voie, c’est que je la connais fausse et mauvaise. Ces petits feuilletons qui coûtent si peu d’efforts rapportent encore moins de réputation. Le public sait ce que valent ces pages votantes et ne leur prête qu’une attention distraite. En suivant cette méthode, il faut dix ans pour se faire un nom, quelque talent qu’on possède. Or, un nom pour un homme de lettres, c’est son pain quotidien. Au lieu d’éparpiller, comme font les feuilletonistes, le