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dent et se désagrègent au contact de la civilisation européenne. Tout d’abord c’est la moralité privée qui semble en souffrir. De même qu’en Europe, l’émancipation religieuse des esprits y aboutit trop souvent à un scepticisme négatif qui se traduit par le dédain de l’idéal et la recherche exclusive des jouissances matérielles. Un certain nombre, sauvé de l’indifférentisme moral par la passion de la science, se rallie aux systèmes philosophiques les plus en vogue dans la société européenne, depuis le positivisme de Comte jusqu’au pessimisme de Schopenhauer, qui du reste a tant de points de contact avec la philosophie hindoue. Mais l’immense majorité demeure profondément religieuse de cœur et d’esprit. Ainsi que l’Allemand, l’Hindou, même quand il devient libre penseur, reste métaphysicien, idéaliste, voire quelque peu mystique. Dès lors, vers quelle religion se tournera-t-il, après avoir rompu avec les traditions vieillies de l’hindouisme ? Vers la religion chrétienne ? Mais les missionnaires du christianisme révélé, s’ils n’avaient l’habitude d’espérer contre toute espérance, se seraient depuis longtemps découragés devant l’inanité d’une propagande qui, après un demi-siècle d’efforts, a converti à peine quelque cent mille indigènes sur une population de deux cent millions. Il n’y a même dans leur impuissance rien qui doive nous surprendre. Lorsqu’ils prétendent enseigner aux Hindous l’infaillibilité des Écritures, la divinité du Christ, le mystère de la Trinité, ou bien ils tombent sur des orthodoxes qui, possédant des dogmes analogues dans leur propre théologie, n’ont aucune raison de les échanger pour des croyances plus étrangères à leur race, sans être plus accessibles à leur raison, ou bien ils se heurtent à des rationalistes qui, ayant rejeté par l’usage du libre examen les traditions de l’hindouisme, n’éprouvent aucun besoin de se remettre sous le joug d’une révélation nouvelle. Le seul point par où le christianisme parvient à impressionner l’esprit hindou, c’est son côté moral et humanitaire. Or le christianisme ainsi entendu représente l’unitarisme moderne, c’est-à-dire le brahmaïsme sous une dénomination européenne ; dès lors n’a-t-il pas toutes chances d’être plutôt adopté dans sa forme autochtone et sous son étiquette nationale ?


On a dû être frappé, en lisant cette étude, de l’analogie qu’offre le brahmaïsme avec le christianisme libéral, dans sa doctrine comme dans son histoire. Certaines professions de foi, qui se formulent tous les jours dans les chaires de l’unitarisme et dans les ouvrages des protestans libéraux, pourraient se rencontrer tout aussi naturellement dans la bouche des prédicateurs brahmaïstes, — de même que, parmi les publications du Brahma Somaj, on trouve des pas-