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qui répugnaient à acheter par de pareils gages le droit de parler au public de ses affaires ; il leur était seulement permis de s’occuper, par grâce, des choses du théâtre et de la littérature. Il y avait encore de l’esprit dans les productions de la presse quotidienne (comment notre pays s’en serait-il passé ?) mais il n’y avait plus, à vrai dire, d’esprit public. L’étude des questions d’affaires, la recherche du bien-être, le culte des intérêts matériels, voilà de quels côtés s’étaient tournées les ardeurs de la nation. Elle avait presque cessé d’honorer l’indépendance, de tenir au droit et d’aimer la liberté. Peut-être, au fond du cœur, avait-elle été froissée par les violences qui avaient marqué les débuts du règne de Napoléon III, mais, chose triste à constater, elle ne semblait pas lui savoir trop mauvais gré d’avoir si bien muselé les écrivains politiques. Par une réaction trop fréquente chez nous, ils payaient cher maintenant les imprudences autrefois commises.

On devine aisément la révolte intérieure que devaient soulever au fond de l’âme de Lanfrey tant d’entraves mises à l’expansion des sentimens qui débordaient chez lui. Il était accouru à Paris pour se précipiter, en simple soldat, à ses risques et périls, là où l’action lui semblait devoir être le plus chaudement engagée, et d’avance toutes les voies étaient fermées. Ce n’est pas à lui qu’il fallait proposer de mettre un frein à l’expression de ses violentes colères ; il était fier de les éprouver. Les transactions que d’autres écrivains acceptaient à ses côtés lui paraissaient méprisables. Trop emporté pour rester juste, il maudissait également et confondait dans les mêmes imprécations l’omnipotence oppressive exercée par le gouvernement sur les directeurs de journaux, et l’arbitraire capricieux qu’il reprochait à ces derniers de s’arroger à leur tour sur leurs collaborateurs. Les lettres que, pendant toute la durée du second empire et surtout celles que pendant les premières années de son séjour à Paris, il adresse à sa mère, témoignent de l’amertume avec laquelle il jugeait les hommes et les choses de cette époque. Toute oppression lui était naturellement antipathique, et peut-être certaines exagérations de langage sembleront-elles excusables chez l’homme qui devait, plus tard, qualifier en termes si durs une autre dictature. Quoi qu’il en soit, les confidences de Lanfrey sur les débuts de sa carrière de polémiste sont curieuses, et parmi les hommes d’état du présent quart d’heure, plus d’un ministre en exercice, et nombre de fonctionnaires maintenant arrivés à des situations considérables pourront, en les lisant, se rappeler les épreuves par lesquelles ils ont eux-mêmes passé.

En quittant Chambéry dans les derniers mois de 1853, Lanfrey avait apporté avec lui quelques articles rédigés à l’avance et dont il espérait trouver le placement dans la presse parisienne. Ils furent