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quant au morceau de fromage qu’ils y grignotent avec tant de complaisance, je l’ai trouvé d’une puanteur achevée et je l’ai dit tout haut. Je ne puis donc rentrer dans ce pays que pour y être sifflé, honni, bafoué. Cela est clair. Réussir ou être livré aux bêtes (et quelles bêtes !) voilà l’alternative que je me suis créée, et si peu rassurante qu’elle soit, je ne m’en repens pas…

Faites-moi l’amitié de m’envoyer le renseignement suivant : est-il vrai que l’on puisse obtenir assez facilement pour la naturalisation en France des délais plus courts que les délais légaux, si l’on y a surtout un commencement de position, le grade de licencié par exemple ? Le licencié étant du reste un très gentil garçon (vous me l’avez dit cent fois) très bien recommandé (j’aurais votre protection), intelligent (je suis intelligent, que diable !) et pas plus démagogie qu’un agneau…

Pour abréger, je suis connu de vous. Vous êtes connu de M. F… M. F… est connu de M. Didot. Il travaillait même à sa nouvelle Biographie. Que par votre toute-puissante intervention M. F… me fasse entrer dans le sanctuaire Didot. J’accepte toutes les épreuves d’usage. Présentez-moi à ce grand homme. Protégez-moi. Sauvez-moi. Soyez éloquent ; flattez, intéressez, fascinez, magnétisez. Contez-lui mille romans sur moi. « Je suis en mal d’enfant d’un chef-d’œuvre. La postérité lui saura gré de m’avoir tendu la main, etc. » Enfin, ne me laissez pas périr sous vos yeux, car c’est une question de vie et de mort pour moi. Si vous échouez, je n’irai pas frapper à d’autres portes. Je connais trop cette race insolente[1]


III

Qu’allait-il advenir de Lanfrey, lorsque avec tant d’ardeur militante il quittait les paisibles montagnes de la Savoie pour se jeter à Paris dans la carrière agitée de la politique et des lettres ? Ce n’était point le courage qui lui manquait, mais bien la patience et la résignation, qualités qui n’étaient pas autant à son usage. Les efforts des vaillantes intelligences aux prises avec les premières difficultés de la vie ont toujours eu le don d’exciter la sympathie. Si l’on tient compte des obstacles accumulés devant les écrivains nés vers 1852 à la vie publique, il est difficile de se défendre d’un intérêt particulier pour ceux qui, restés fidèles à leurs convictions, rêvaient encore, après le coup d’état, de se servir de leur plume comme d’un instrument de combat. Toutes les précautions avaient été bien prises pour les décourager. Pratiqué par M. de Persigny avec une rigueur qui, pendant les premières années de l’empire, n’admit aucune intermittence, le régime de la presse fut tout

  1. Lettres du 4 août 1852 et 9 janvier 1853.