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qu’elle traitait en ami avec lequel (c’est la faute et le point sensible) pas n’est besoin de se gêner, d’y aller passer quelques jours pour prendre l’air. Ce fut alors proprement, à en croire les Mémoires, l’histoire de la lice et de sa compagne. Il n’y avait dans toute cette maison, qui depuis fut si belle, qu’un seul appartement en état ; Mme de Lafayette le prit. Il restait à Gourville deux ou trois mauvaises chambres situées dans un bout de bâtiment qu’il comptait abattre. « Elle trouva que j’en avais assez d’une et destina, comme de raison, la plus propre pour M. de La Rochefoucauld, qu’elle souhaitait qui y allât souvent. » Quelle amertume dans ce comme de raison ! Ensuite Mme de Lafayette visita les greniers, et y ayant découvert une vieille armoire assez curieuse, que Gourville s’était justement promis de faire restaurer, elle pria M. le prince de la lui donner pour son appartement, ce que M. le prince s’empressa de lui accorder. Ses arrangemens terminés, elle se trouva si bien à Saint-Maur, qu’elle annonça l’intention d’en faire sa maison de campagne, invita des amis, bref se conduisit en maîtresse du logis et en personne résolue à ne plus s’en aller. Le pauvre Gourville, qui avait ardemment désiré Saint-Maur pour avoir enfin un chez-soi après avoir passé trente ans de sa vie chez les autres, n’y tenait pas d’impatience et de dépit d’être devenu simple invité dans sa maison. Il confia son chagrin à un ami commun, sans lui recommander le secret, au contraire, et ne réussit qu’à s’attirer une algarade. « Sur ce que je dis à quelqu’un que je trouvais son séjour bien long à Saint-Maur, elle m’en fit des reproches, prétendant que cela ne pouvait qu’être commode pour moi, puisque, quand je voudrais y aller, je serais assuré d’y trouver compagnie. » Cette scène acheva de l’exaspérer. Il courut chez M. le prince et se fit délivrer un traité écrit établissant dans les formes que Saint-Maur était à lui, Gourville, sa vie durant, moyennant certaines clauses auxquelles il s’engageait. Quand il revint avec son papier, Mme de Lafayette « vit bien qu’il n’y avait pas moyen de conserver plus longtemps sa conquête ; elle l’abandonna, mais elle ne me la jamais pardonné. » Il aurait dû ajouter : Et moi non plus.

C’est immédiatement après ces récriminations, auxquelles le temps n’avait rien ôté de leur aigreur, que Gourville donne son sentiment sur Mme de Lafayette. Il perce dans ces lignes une malice qui les a fait rejeter en bloc, et cependant, en laissant de côté les appréciations pour s’en tenir aux faits, elles contenaient certainement une grande part de vérité. Mme de Lafayette n’était ni vaniteuse ni présomptueuse, mais elle ne croyait pas au-dessous d’elle de surveiller sa fortune. « Jamais femme sans sortir de sa place, disait Mme de Sévigné, n’a fait de si bonnes affaires. » Le grand maniement de choses et de gens que nous allons voir entre ses mains