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ridicules qu’on attache au mot français. Beaucoup de tristesse et de rêverie la complète et l’idéalise singulièrement. Elle ne quitte ses pensieri malinconisi que pour passer, sans transition, à une gaîté folle qui fait briller dans ses yeux un esprit et une malice très respectables. J’ai le privilège de la faire sortir de son nuage. Cet aveu serait d’un fat, si je ne t’avais pas fait entendre ce que ce privilège a de périlleux. Qui sait si, en effet, cette gaîté ne s’exerce pas âmes dépens ? Mais que m’importe, pourvu que le padre continue à soutenir qu’il me guérira ! Sous ce prétexte, il me fait avaler les plus affreux poisons. La philanthropie est bien amère ! . (Dix heures du soir. ) Te dirai-je, mon cher, que je viens de passer deux heures en famille et que Virginia m’a, non pas laissé prendre, mais offert et donné un petit bouquet de violettes cueillies de sa blanche main sur une charmante colline qui domine Turin ? Il y a des brutes qui nomment cela les bagatelles de la porte. Moi qui ne veux entrer nulle part, j’appelle cela charme, parfum, poésie, idéal, ou, si l’on veut, illusion, songe ; mais accepterait-on la vie sans ces quarts d’heure de bonheur réel ou chimérique ? Adieu, je m’aperçois que le parfum de ces chères petites violettes me monte à la tête et me fait battre le campagne[1].

… Vous me demandez des nouvelles de mon maître d’italien, écrit-il plus tard à un autre ami, hélas ! le dénoûment fatal et prévu s’est réalisé. Cela était inévitable comme le cinquième acte d’une tragédie. J’ai été son ami pendant deux mois, son frère pendant quinze jours, et à présent je suis parqué dans le troupeau des amoureux stupides. Vous m’entendez ? Je n’existe plus. Je suis entré dans ce qu’on appelle en médecine le troisième degré et en droit romain le capitis diminutio. Je la vois partout, dans mes rêves, quand je dors, sur la page effacée de mes livres quand j’étudie, dans les nuages quand je regarde le ciel, et au fond de mon verre quand je suis à table. Je vous dirais les épisodes simples et charmans qui ont formé les anneaux de cette chaîne, si je ne savais combien les gens qui aiment sont ennuyeux. Le dernier coup m’a été porté par une maladie nerveuse qu’elle a faite. Elle a été agonisante pendant neuf jours. Tous les médecins de Turin en désespéraient. Moi, j’ai passé ce temps à la pleurer, après quoi je suis devenu parfaitement fou, tellement fou, oh ! mon ami, que ma folie m’est plus chère que la lumière du jour ! Je vous raconterai quelque jour cette étrange fille qui est bien ce que j’ai connu au monde de plus extraordinaire. Une organisation d’artiste qui vous ravirait d’étonnement, tout sceptique que vous êtes ; avec une tête de philosophe une bonté exquise et une fierté de Romaine ; avec un ton fin, poli et froid, et les manières des grandes dames que vous avez pu entrevoir, une

  1. Lettre de Turin, 1851.