Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/377

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la manœuvre du halage. Les Annamites lui ont donné un nom original et expressif : ils l’appellent ong-si, ou monsieur l’excitateur.

Avant de rejoindre le Fleuve-Rouge à Sontay, où nous ne serons plus qu’à une faible distance de la capitale du Tonkin, mentionnons un petit trait de mœurs des bateliers annamites. « Depuis notre départ de Sontay, raconte M. de Kergaradec, je remarquai que mes hommes demandaient continuellement à faire halte sous différens prétextes ; leurs raisons ne me paraissant pas bonnes, je les avais engagés à continuer leur route, sans m’expliquer pour quels motifs ils désiraient faire séjour. Mais arrivés au grand marché de Pho-en, après avoir demandé en vain un délai de quarante-huit heures pour acheter des perches, les deux patrons de mes jonques m’avouèrent enfin qu’ils n’osaient avancer davantage avant d’avoir fait à la divinité du fleuve un sacrifice solennel ; que déjà les bateliers murmuraient qu’il nous arriverait malheur et qu’ils demandaient à s’arrêter pendant le temps nécessaire pour faire leurs dévotions à la déesse Là. J’y consentis, et je pus m’assurer le soir même que les cérémonies du culte n’avaient rien de pénible : elles consistaient, à ce qu’il m’a semblé, à faire un grand repas avec des cochons et des poules, repas arrosé d’eau-de-vie de riz consacré d’abord avec force prosternations. » Les mandarins ont affirmé à l’explorateur qu’un patron qui refuserait de se conformer à cet usage risquerait de voir ses bateliers déserter. Le nom de la déesse que l’on honore ainsi signifie « feuille » en langue vulgaire ; suivant l’usage annamite qui défend, par respect, de prononcer le nom du roi, pas un batelier ne se sert du mot pour désigner la feuille d’un arbre ; il évite de l’employer. Le culte de la divinité en question paraît n’être pratiqué que par la corporation des bateliers du fleuve. Les cultivateurs auxquels on en parle disent qu’ils jugent inutile de lui faire des sacrifices puisqu’ils n’ont aucun besoin d’elle.

Sontay est une ville dotée encore d’une forteresse. Lorsqu’on sait comment sont prises par nos officiers de marine les places fortifiées de l’Annam, cette mention de forteresse n’a rien de bien terrifiant. Du reste, au Tonkin, à part les capitales de province, il n’y a pas de villes au sens européen du mot.

Autour d’un centre administratif, installé dans une forteresse ou dans une simple enceinte, et placé le plus ordinairement, sur le tard d’un cours d’eau, s’agglomèrent des communes distinctes en plus ou moins grand nombre, suivant l’importance administrative et surtout commerciale du lieu. Là, pas de rues, pas de maisons à étages, peu d’habitations couvertes en tuiles. La population, très dense, dépassant quelquefois plusieurs milliers d’âmes, habite