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n’ai jamais eu à mes côtés que les fantômes de mon imagination. Te dirais-je qu’il y a là une vieille ruine où j’ai éprouvé les plus délirantes émotions de ma vie et où j’ai toujours espéré me retirer dans mes vieux jours en présence du Dieu qui s’y révèle si solennellement ? Au milieu des jouissances délicieuses que m’a procurées la lecture de Raphaël, j’ai éprouvé des regrets amers et douloureux de voir cette beauté, que je croyais n’appartenir qu’à moi, n’être aimée, n’être appréciée que de moi, étalée à tous les yeux, dans ses détails les plus secrets et les plus chers, pour être bientôt profanée par les touristes qui viennent toujours s’extasier aux endroits désignés par le livret ! .. Mon pauvre lac a perdu à mes yeux une fleur, une virginité de fraîcheur que rien ne pourra lui rendre désormais. J’en ai lu la description d’un œil inquiet et jaloux, comparant chaque trait au tableau intérieur que m’en retraçant mon imagination, et tressaillant de joie aux aspects qui me semblaient avoir échappé à ce grand poète… Il m’est impossible d’exprimer en paroles combien j’ai aimé ce coin de terre ! Tout ce qu’il y a de sympathie irrésistible et indéfinissable dans le noir, de la patrie, dans les lieux où l’on a rêvé confusément dans son enfance avant de pouvoir penser, où l’on a pleuré et espéré, où l’on a senti le souffle de l’enthousiasme vivifier sa poitrine, tout ce qu’il y a de biens inconnus, d’attraction cachée, attachant et identifiant à jamais la personnalité d’un homme à la physionomie d’un site., tout cela réuni me faisait chérir ce lac comme la personnification de mes songes et de mes espérances, et tout cela s’est évanoui, tout cela n’est plus à moi, car un autre, s’en est emparé[1].


Quelques mois plus tard, il écrivait à un autre ami en lui parlant des terribles angoisses par lesquelles il avait passé :


… Joins à ces ennuis de longues heures d’oisiveté forcée, les approches de la mort au milieu de l’isolement (ma mère n’a connu ma maladie qu’après ma guérison) ; la crainte incessante d’être mis à la porte de mon logis ; l’obligation de veiller moi-même à tous les détails de mon petit ménage ; .. des colères inexprimables de me sentir mourir sans avoir vécu, et tu auras un aperçu de mes souffrances morales : cette dernière idée surtout m’a arraché des imprécations, des malédictions telles, je crois, qu’il ne s’en est jamais prononcé au fond des enfers. Mourir en vertu de je ne sais quelle sentence prononcée par un maître inexorable qui nous a jetés ici-bas avec des instrument pour accomplir une tâche et vous frappe par derrière au moment où vous allez mettre la main à l’œuvre ; mourir sans savoir pourquoi l’on est venu, sans savoir pourquoi on part, d’une mort qui ne profite à rien. Il y a là de

  1. Lettre du 30 janvier 1849.