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le peuple est-il très sceptique à leur endroit, et ce n’est pas sans ironie qu’il voit défiler la procession de ces messieurs[1]. »

La nouvelle de la révolution de février ne provoqua chez Lanfrey aucun enthousiasme. Il est surtout frappé par le spectacle choquant de ces brusques changemens de régime. Les émeutiers lui inspirent grande répugnance. « C’est une triste chose qu’une révolution en province. Écoutez plutôt : vendredi matin, on entend résonner dans la rue une vieille trompette enrouée. On se rassemble et on lit une affiche ainsi conçue : « Dépêche télégraphique. M. Odilon Barrot nous informe que le roi abdique et que Mme la duchesse d’Orléans est régente. Un nouveau ministère se forme. » Tout le monde crie : « Vive la régence ! A bas Guizot ! » Le soir, illumination générale. Le lendemain, à la même heure, la même trompette se fait entendre et on lit sur l’affiche : « Le gouvernement républicain est organisé, etc. Louis-Philippe a glissé dans le sang et dans la boue, etc. » Tout le monde crie : « Vive la république ! » Le soir, on casse quelques vitres, on chante la Marseillaise. Les cafés sont envahis par des gens ivres. On s’observe ; on se regarde dans le blanc des yeux. Le lendemain, une commission de quatre républicains s’organise, ordonne la convocation de la garde nationale, à qui on distribue des armes. Le préfet et le maire donnent leur démission. On parle de jeter deux bataillons de garde nationale dans le fort de Grenoble pour la sécurité publique. Tout cela est fait avant que les journaux arrivés de Paris aient parlé d’un commencement d’émeute. On fait courir des bruits absurdes et ridicules pendant la nuit. A trois heures du matin, des gamins viennent me casser mes vitres. Je saute de mon balcon et je fais une charge à fond de train sur eux avec ma canne[2]… » Quand surviennent les journées de juin, il s’en faut de beaucoup qu’il montre aucune sympathie pour les insurgés. « Vous savez, écrit-il à sa mère, que tout est terminé à Paris. J’espère que la vue et le souvenir de tant de flots de sang répandus conjureront pour longtemps ces rages meurtrières et ces terribles inimitiés qui s’étaient emparées des partis, en même temps qu’ils rendront plus sages et plus sérieux ceux qui veulent mener les hommes et ne savent pas se conduire eux-mêmes. Quoi qu’il arrive, il est certain que nous serons tranquilles pour plusieurs années. On prend en ce moment des mesures qui coupent court à toutes les objections et qui tranchent tous les problèmes. Cette foule égarée que la mitraille a épargnée malgré elle va être transportée avec femmes et enfans dans des pays

  1. Lettre du 13 janvier 1848.
  2. Lettre du 4 mars 1848.