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présent et l’avenir, c’est le point où la morale du devoir et la métaphysique ont leur commune origine.

Il reste sans doute à savoir, — et c’est une question que nous aurons un jour à examiner, — si on ne peut pas, si on ne doit pas essayer de construire la science des mœurs sans faire appel à ce principe impératif et dogmatique invoqué par Kant, par les spiritualistes et aussi par l’école de la morale indépendante, sous le nom de devoir. Peut-être existe-t-il un idéal supérieur à la fois à celui des positivistes et à celui des spiritualistes. En tout cas, on ne saurait demeurer dans la position intermédiaire et instable qu’ont prise les partisans de la morale indépendante. Ces derniers sont au fond ou des positivistes inconséquens ou des kantiens inconséquens ; dans tous les cas, ce sont des métaphysiciens sans le savoir. Vainement déclarent-ils emprunter aux positivistes leur méthode. Celle-ci consiste, selon la définition de Claude Bernard, dans l’entière abstinence de certaines questions relatives à l’origine, à l’essence et à la fin des choses : c’est une sorte de jeûne métaphysique. L’homme voudrait savoir ce qu’est en soi le bien, auquel on lui ordonne de sacrifier tout le reste, le mal, auquel on lui prescrit de préférer la douleur et la mort même ; le positivisme lui défend, quelque forte que soit la tentation, de toucher à l’arbre de la science du bien et du mal. Les partisans de la morale indépendante acceptent d’abord cette défense, mais, voyant sur le sol des fruits détachés, ils les ramassent, en enlèvent l’écorce, les prétendent indépendans de l’arbre lui-même, et s’en nourrissent. Loi morale, obligation, liberté morale, inviolabilité, respect absolu de la personne, droit et devoir proprement dits, — autant de fruits défendus pour un positiviste conséquent : si on veut continuer de s’en nourrir, au moins faut-il reconnaître franchement d’où ils viennent ; si on veut, au contraire, — chose bien difficile, sinon impossible, — priver l’esprit de toute nourriture métaphysique, il faut les rejeter avec la même franchise. Le seul mérite des partir sans de la morale indépendante, c’est d’avoir contribué à tourner l’attention du public vers ces graves problèmes et aussi d’avoir achevé de mettre hors de doute l’indépendance de la morale à l’égard de toute théologie ; mais ils n*ont nullement démontré son indépendance à l’égard des croyances métaphysiques.


ALFRED FOUILLEE.