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morale positiviste anglaise ou française ; prenez-les en un autre sens, vous voguez de nouveau en pleine métaphysique. Nous pouvons donc conclure, relativement au principe du bien et du devoir, que la morale indépendante, présentée par ses partisans comme purement psychologique, repose sur cette longue série de postulats : nature et essence métaphysique des êtres, finalité métaphysique, bien métaphysique, devoir et loi métaphysiques, distinction métaphysique du spirituel et du matériel, enfin conception métaphysique d’un ordre et d’un plan imposés à l’univers et à l’homme par un dieu quelconque, panthéistique ou spiritualiste.

Ce n’est cependant pas encore tout, et nous allons dégager un autre postulat d’importance capitale. Pour que la fin absolue, le devoir, nous soit proposé sans condition et absolument, comme le proposent les partisans de la morale indépendante, il faut qu’on noua attribue le pouvoir absolu de l’atteindre. S’il n’en était pas ainsi, le précepte moral prendrait cette forme toute conditionnelle : « Tu dois vouloir la fin absolue, si tu le peux. » Pour supprimer cette condition restrictive, on est obligé de supposer en nous un pouvoir qui, par rapport au devoir, sinon sous les autres rapports, est lui-même sans condition. Un devoir inconditionnel implique un pouvoir inconditionnel de l’accomplir ; sinon c’est un devoir pour un autre que pour moi, c’est un devoir suspendu en l’air et qui ne me regarde pas parce que je ne puis l’atteindre. Or un pouvoir absolu de vouloir ce qui a une valeur absolue, c’est, au sens de Kant, la liberté. Mon activité peut être soumise à des conditions et à des nécessités de toutes sortes, elle peut s’exercer dans un milieu dont elle subit la loi ; mais encore faut-il que, dans son rapport au devoir, s’il y a un devoir, elle soit libre, ne le fût-elle sous aucun autre rapport. En un mot, pour que le devoir soit absolu en face de la liberté, il faut que la liberté elle-même soit absolue en face du devoir. Ainsi entendue dans le sens que lui donne l’école kantienne, la liberté morale apparaît évidemment comme une liberté métaphysique. Les partisans de la morale indépendante croient encore, avec le spiritualisme antérieur à Kant, que la liberté est une sorte de phénomène saisi par l’expérience, comme le mouvement d’un corps qui tombe ou comme la sensation d’un coup ; c’est là réduire la liberté à quelque chose de purement relatif et, par cela même, c’est la détruire. Nous n’accorderons donc pas à M. Vacherot que la liberté soit un « fait de conscience. » L’idée même de la liberté est une idée métaphysique, et ce qui le prouve indirectement, c’est l’éternelle controverse à laquelle son objet donne lieu : les uns l’affirment, les autres le nient, ce qui ne se produirait pas s’il s’agissait d’un fait positif et empirique, comme la douleur, ou d’une relation positive et empirique, comme la chaleur du feu et la souffrance