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« Mais le devoir n’est pour nous qu’un fait de conscience, objectent les partisans de la morale indépendante et, avec eux, M. Vacherot. -— Le devoir, répondrons-nous, pour qui le reconnaît, est évidemment plus qu’un fait ; il est une nécessité, et une nécessité absolue : ce qui doit être ne dépasse-t-il pas ce qui est ? L’homme conçoit le devoir, voilà qui est un fait, mais, de ce que je conçois Dieu, on ne déduit pas que Dieu soit lui-même un fait ; de ce que je conçois un hyppocentaure, on ne conclut pas que l’hyppocentaure soit un fait. L’école de la morale indépendante ne passe donc du fait de la conception au fait conçu qu’en abusant de l’ambiguïté des termes.

M. Vacherot, à la suite de Jouffroy, fait un effort digne d’attention pour déduire de la nature humaine, observée par la psychologie, la fin humaine, puis de cette fin le devoir, sans recourir, à la métaphysique. « Il suffit, dit l’éminent philosophe, de bien poser le problème pour en obtenir une solution facile, juste et pratique. Qu’est-ce que le bien pour un être quelconque ? L’accomplissement de sa fin. Qu’est-ce que la fin d’un être ? Le simple développement de sa nature. Nature, fin, bien d’un être donné, trois questions qui s’enchaînent logiquement, de manière que le bien se définit par la fin, la fin par la nature. Appliquez cette méthode à l’homme et à la morale : une fois la nature humaine connue par l’observation et l’analyse, vous en déduirez la fin, le bien, la loi de l’homme par conséquent ; car la notion du bien entraîne forcément l’idée d’obligation, de devoir et de loi pour la volonté. Tout revient donc à connaitre l’homme[1]. » — Ainsi posé, le problème ne nous paraît « facile » qu’à la condition de ramener la nature, la fin et le bien à une tautologie ; mais, si on prend les mots de fin et de bien au sens vraiment moral, le problème mous semble insoluble sans l’intervention de la métaphysique. En effet, qu’entend-on d’abord lorsqu’on dit que la nature d’un être est sa fin ? Veut-on dire simplement qu’en fait un être tend à être ce qu’il est, désire être ce qu’il est, c’est-à-dire, au fond, s’aime lui-même ou aime sa nature ? Cela revient à reconnaître que l’accomplissement des fonctions naturelles a pour effet, pour terminaison naturelle le plaisir, qu’un homme éprouve du plaisir à être un homme, un lion à être un lion, une gazelle à être une gazelle. Mais alors, dire que la nature d’un être est sa fin, c’est dire au fond que sa nature est sa nature, que l’homme tend à être homme et jouit d’être homme, sans quoi il ne serait pas homme, mais autre chose. La résultante du parallélogramme des forces est, si l’on veut, une fin en ce sens, un terme, par cela même qu’elle est l’expression et l’effet de la nature des forces composantes. Dans tout cela, rien de métaphysique

  1. Essais de philosophie critique, page 319.