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comme dirait Kant, m’affranchir des moyens en rejetant la fin et en répondant que je ne veux point acquérir la tempérance. Vous serez alors obligé de remonter plus haut et de me faire voir que la tempérance est une condition d’un bien supérieur. Par exemple, si vous voulez la santé, la tempérance est nécessaire. Mais la santé elle-même est un bien relatif et provisoire ; je pourrai donc encore m’affranchir de l’obligation de le poursuivre, à moins que vous ne le rattachiez à un bien supérieur, et ainsi de suite.

Voilà le moraliste entraîné dans un mouvement qui paraît sans fin. Un géomètre, un physicien, un psychologue pourrait légitimement se refuser à remonter ainsi de principe en principe. Le géomètre dirait : Je suppose que vous voulez évaluer la superficie d’un triangle, et je vous en donne le moyen ; quant à savoir si vous pouvez vous dispenser ou non d’évaluer cette superficie, ce n’est pas mon affaire. — De même le psychologue dira : Si vous voulez être tempérant, je vous en donne les moyens : ne pas vous habituer aux plaisirs de la table ou aux autres plaisirs, ne pas y songer trop souvent, etc. Quant à savoir si vous pouvez vous dispenser ou non de la tempérance, ce n’est pas mon affaire. — Mais le moraliste est obligé de remonter jusqu’au bout la série des conséquences et des principes ; car son affaire est de déterminer comment, en définitive, il est bon d’agir : oui ou non, est-il bon d’être tempérant ? Il n’y a pas là de condition et d’hypothèse préliminaire, ou, s’il y en a une, il faut la franchir et chercher un principe qui soit enfin à l’abri de ce qu’on pourrait appeler, en style parlementaire, la question préalable. Le mouvement où le moraliste se trouve ainsi entraîné exige donc quelque chose de définitif ; c’est le cas de dire avec Aristote qu’un repos est nécessaire et qu’il faut s’arrêter en présence de quelque but capable de satisfaire pleinement la pensée et la volonté.

Sur cette nécessité, tous les moralistes sont d’accord, mais ils différeront sur la nature du point fixe auquel toute la morale doit en quelque sorte venir se suspendre. En effet, on peut se le représenter de deux manières principales, selon qu’on rattache la morale à un devoir ou à un simple fait. La première solution est au fond celle des partisans de la morale indépendante et de M. Vacherot, tout comme des spiritualistes ; la seconde est celle des positivistes. C’est de la première que nous devons actuellement nous occuper.

L’hypothèse du devoir proprement dit, depuis longtemps familière à l’humanité, a reçu de Kant son expression la plus rigoureuse. Les partisans de la morale indépendante ont emprunté à Kant, comme l’avait fait Proudhon lui-même, leur formule du devoir : inviolabilité de la liberté humaine, dignité et respect de la personne humaine ; mais ils soutiennent, à l’encontre de Kant,