Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/301

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maintenant au sujet pensant. Le géomètre a-t-il à se prononcer sur la nature absolue de l’activité intellectuelle et volontaire qu’il met en œuvre soit pour penser la géométrie, soit pour agir selon les règles de la géométrie ? La pratique de l’arpentage changera-t-elle selon qu’on se représentera notre volonté comme essentiellement libre ou comme nécessitée ? — Il est possible que cette question du libre arbitre se pose quand il s’agira de savoir si l’arpenteur a ou n’a pas accompli tel travail qu’il avait promis de faire : c’est alors une question d’honneur et d’obligation, non plus une question de géométrie, et il peut être important sur ce point de savoir si le géomètre est libre ou ne l’est pas. Mais, une fois qu’il a décidé de faire un travail géométrique, son activité, en tant qu’appliquée à ce travail, tombe sous les lois de la géométrie : libre ou non, il ne pourra mesurer un terrain rectangulaire qu’à la condition de connaître la base et la hauteur du rectangle ; il ne pourra déterminer l’altitude d’une montagne qu’au moyen d’un triangle dont il connaîtra les principaux élémens. Ici donc la nature absolue de notre activité primitive n’a rien à voir : il s’agit, pour ainsi dire, d’une activité seconde, déterminée, s’exerçant sur des rapports qu’elle ne peut changer et subissant par là même la nécessité des lois mathématiques.

Outre la question de l’essence et de la cause, la métaphysique se demande quelle est la fin dernière et absolue non-seulement de notre activité, mais même de l’univers. Évidemment, la théorie et la pratique de la géométrie ne sont point suspendues à la question du but final que le géomètre poursuit. Que ce but soit un intérêt matériel, ou le plaisir de la science, ou l’accomplissement d’une obligation ; que d’autre part le but de la société tout entière, et même de l’univers entier, soit la vie la plus heureuse ici-bas ou le développement d’une vie supérieure, qu’importe au géomètre en tant que géomètre ? Son but prochain et immédiat, c’est simplement de déterminer par la pensée et de réaliser par le mouvement les vraies relations géométriques qui existent entre les choses. La géométrie, théorique ou appliquée, enseigne à connaître ou à réaliser ces relations, quel que soit le but ultérieur qu’on se propose. Elle ne décide donc rien sur la fin absolue et se borne à une sorte de finalité relative ; elle n’est pas comme un archer qui ne viserait rien moins que l’infini et voudrait imprimer à sa flèche un mouvement sans fin : elle vise un but rapproché sur lequel elle veut que sa flèche, sans aller plus loin, s’arrête.

En définitive, dans l’ordre de la connaissance et de la pratique, la géométrie est complète, en tant que science particulière, indépendamment des croyances métaphysiques et de leur application.