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l’avons déjà remarqué[1], s’occupe trop des sensations et de leurs causes extérieures, c’est-à-dire du milieu physique ou social ; elle ne s’occupe pas assez des idées et de cette sorte de milieu intérieur qu’on nomme l’intelligence. Les positivistes se rapprochent davantage du point de vue idéaliste. Oui, leur dirons-nous, il est vrai que la morale ressemble à la science et qu’elle n’est peut-être qu’une science d’un genre particulier, ou, si l’on veut, une croyance, une hypothèse à défaut de science. Pour nous, nous pensons qu’on ne saurait trop insister sur l’action de la science et des idées qui tendent à se réaliser elles-mêmes : le principal mérite de M. Littré et de M. Taine nous semble être d’avoir entrevu que la moralité est après tout une certaine idée qui s’actualise, un certain jugement qui passe dans les actes ; mais il reste toujours à savoir quelle est la vraie nature de cette idée, quelle est la vraie portée et le véritable objet de ce jugement. Ne s’y agit-il que de mathématiques, de logique, de physique ? N’y a-t-il point là une part à faire à la métaphysique ? Voilà, selon nous, la question fondamentale. Le positivisme en a préparé, mais non encore fourni la solution. Il prétend bien, nous l’avons vu, que la morale est indépendante de toute métaphysique comme de toute théologie, mais son analyse des notions morales est trop insuffisante pour démontrer réellement cette indépendance. Il n’a pas su faire lui-même jusqu’au bout, fût-ce à titre de simple hypothèse, la construction d’une science des mœurs absolument dégagée de tout élément métaphysique, afin de voir jusqu’à quel point elle peut se soutenir.

L’école de la « morale indépendante, » elle a eu le mérite d’essayer une construction de ce genre. Il s’agit de savoir si elle n’y a point employé des matériaux dont l’usage lui était interdit, des pierres, des colonnes, des frontons dérobés aux édifices métaphysiques et même théologiques. Examinons le travail de cette école et voyons s’il n’est pas d’un style par trop composite.


III

Le premier point sur lequel ont insisté les partisans de la morale indépendante, c’est la séparation de la morale et de la théologie, si énergiquement réclamée par Proudhon. Sur ce point, leur argumentation est concluante. Les religions veulent en vain faire descendre la morale du ciel comme les Indiens faisaient descendre du ciel le Gange aux eaux fécondes ; la science a montré la source du

  1. Voir la Revue du 1er juillet.