Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/294

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la « grandeur » de la proposition générale et du sentiment général : elle sera vertueuse. — Je doute qu’un pareil raisonnement fasse jamais franchir à quelqu’un le parapet d’un pont pour sauver un homme qui se noie. D’abord on peut le rétorquer : — la mort est un mal pour tout homme, donc elle est un mal pour moi, donc je ne m’y exposerai pas. — La maxime a ici la même étendue, la même « grandeur » que dans l’autre cas ; la conclusion, d’après M. Taine, devra donc avoir la même valeur. Ainsi, de cette maxime générale, comme de toute maxime vague, on peut tirer deux conséquences particulières qui s’opposent entre elles. A ne considérer que la grandeur mathématique ou l’extension logique, l’égoïsme a tout autant d’extension et d’universalité que le désintéressement ; il en a même davantage, car l’amour du moi est universel. Pourquoi donc ce sentiment ne paraît-il pas aussi grand que l’autre ? Évidemment, on joue ici sur le mot grandeur, qui peut avoir un sens purement mathématique et logique, ou un sens esthétique et moral. « Le jugement universel, dit M. Taine, surpasse en grandeur le jugement particulier… donc le sentiment et le motif vertueux surpasseront en grandeur le sentiment et le motif intéressé ou affectueux ; c’est ce que l’expérience confirme, puisque nous jugeons le motif vertueux supérieur en dignité et en beauté, impératif, sacré. » On voit les métamorphoses que la prestidigitation intellectuelle fait ici subir à l’idée de grandeur, qui, de purement logique, devient esthétique et morale. Tout ce formalisme de jugemens universels et particuliers, qui n’est pas sans analogie avec le formalisme de Kant, laisse en dehors les vrais ressorts de l’action ; l’homme se sacrifie pour une idée, oui sans doute, mais non pour une idée purement logique, comme l’extension ou la compréhension des termes d’un jugement. Ce qu’il faudrait expliquer scientifiquement, c’est cet élément nouveau de beauté, de dignité, de « prescription morale, » de « devoir. » Il faudrait réduire par l’analyse ces idées à leurs élémens, qui sont ou des plaisirs, ou des sentimens esthétiques (lesquels sont encore des plaisirs), ou des volitions, ou tout cela à la fois. Nous regrettons que M. Littré et M. Taine n’aient pas fait cette analyse, et nous espérons que l’auteur de l’Intelligence la fera un jour dans son livre sur la Volonté.

Si les deux philosophes français sont inférieurs sur ce point aux psychologues de l’Angleterre, en revanche ils nous paraissent supérieurs en ce qu’ils ont mieux compris la nécessité de mettre en relief, dans les sentimens et les actes moraux, l’élément intellectuel. Leur doctrine, à moitié intellectualiste, nous semble une utile transition entre le naturalisme et l’idéalisme, qui sont sans doute en morale les deux moitiés de la vérité. L’école anglaise, nous