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un péché véniel. Faut-il s’étonner que l’une des nations les mieux douées de la terre soit aussi l’une des plus ambitieuses, et qu’on y trouve beaucoup de particuliers désireux de s’élever par l’étude et le savoir au-dessus de leur condition ? Ils estiment que l’instruction est l’outil universel, et quand on se flatte de posséder l’outil, on aspire à tout, même à devenir président du conseil. En voyageant dans son pays, M. Pervanoglu a entendu plus d’un paysan qui disait : « Je veux que mon fils aille à l’Université, afin que lui aussi devienne ministre. » Comme le Juif, le Grec a beaucoup d’imagination, ce qui ne l’empêche pas d’être le moins romanesque des hommes. Ce n’est pas la Vénus de Milo que tel jeune Thébain ou tel jeune Spartiate voient passer dans leurs rêves d’adolescens, c’est un beau portefeuille de maroquin, et ce portefeuille leur fait prendre en pitié les cornes de la charrue.

On prétend, disent les censeurs et les contempteurs du petit royaume hellénique, que les Grecs sont un peuple progressif. Où en est aujourd’hui leur agriculture ? où en est leur industrie ? Il n’y a pas chez eux d’autres progrès visibles que celui de leur dette publique, des intérêts qu’ils doivent payer pour leurs emprunts successifs et des dépenses improductives qu’ils aiment à s’imposer. Leur ministre des finances avait prévu pour 1880 un déficit de 11 millions ; Dieu sait à quoi il montera ! En 1877, leur budget s’élevait à 41 millions de drachmes, et 8 millions et demi étaient consacrés au service de la dette extérieure et intérieure, près de 4 millions aux pensions militaires ou autres, plus d’un million à la liste civile, 450,000 drachmes aux indemnités des députés, un million à la diplomatie et 8 millions au ministère de la guerre. Trop de soldats, trop d’officiers, trop de généraux, trop de discoureurs en chambre ou en plein vent, trop d’emprunts, trop de dettes et pas une route, voilà la Grèce. Il y a bien un petit chemin de fer qui relie Athènes au Pirée, et l’on peut se rendre à Eleusis en voiture, mais c’est tout et pour aller de Tripolitza à Sparte, il faut cheminer à travers champs, à dos de cheval ou de mulet. — Les économistes devraient avoir quelque indulgence pour un petit pays qui considère sa situation comme un pis-aller, comme un état provisoire, et qui se croit appelé aux plus grandes destinées. On pourrait comparer les Grecs à un fils de famille tombé dans la misère, qui nourrit l’espoir d’hériter prochainement de son tuteur, dont il attend la mort avec une joyeuse impatience ; assuré de son avenir, certain qu’avant peu il aura un grand train de maison, il épuise ses finances déjà fort courtes pour acquérir tous les arts inutiles, agréables et coûteux qui conviennent a un gentilhomme. Les Grecs se flattent d’être les héritiers prédestinés du Turc, de posséder un jour Constantinople et d’y établir l’empire de Byzance. C’est là ce qu’on appelle « la grande idée » à laquelle tout Hellène a dressé un autel dans son cœur. Mais rien n’est plus coûteux qu’une grande idée, elle condamne un peuple aux dépenses improductives, elle l’oblige de sacrifier à son armée l’équilibre de son budget et