Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/220

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le débiteur insolvable répond au banquier qu’il n’a pas d’autre moyen de le payer que d’obtenir quelque emploi lucratif, et il le dépêche auprès du ministre pour lui demander un pachalik. Le ministre fait d’abord grise mine ; il a d’autres bons amis à pourvoir ; mais il doit lui-même des sommes considérables à l’Arménien ou à l’un de ses compères, qui est aussi un Arménien. On le met à son tour en demeure de s’acquitter, il aime mieux recevoir que payer, et moyennant un gros pot-de-vin, il se décide à accorder le pachalik pour un temps qu’il n’a garde de préciser. »

Le nouveau pacha s’installe dans son konak, c’est-à-dire dans le soi-disant château qui lui sert de résidence et qui n’offre au regard que de longues murailles nues, occupées à contempler quelques vieux divans. Il déclare dès son arrivée qu’il a de vastes projets de réformes, à quoi il ajoute que tel sous-pacha ou caïmakan lui paraît s’acquitter fort mal des devoirs de sa charge. Aussitôt se présentent de nombreux candidats à la succession, apportant des bourses pleines ; mais le caïmakan apporte des bourses encore mieux garnies et conserve la place. A peine a-t-il conjuré le danger, il songe à se refaire aux dépens du paysan. Village après village, tout le monde est mis à contribution. Les mudirs et les agas connaissent sur le bout du doigt la fortune de chacun ; ils ont compté les cochons, les chèvres, les grains vendus et à vendre. Il ne s’agit que de trouver un prétexte. On allègue que le maître a besoin de ferrer à neuf ses chevaux, et la somme qu’on réclame suffirait pour ferrer deux régimens de cavalerie. Les malheureux résistent ; on loge chez eux comme garnisaires des zaptiés ou gendarmes, qui d’abord sont charmans et qui par degrés deviennent insupportables. Les rénitens sont menacés de peines corporelles ou du cachot. Bientôt leur résistance mollit, ils entrent en composition, on marchande longtemps, on finit, par tomber d’accord. « Où ces pauvres diables trouvent de l’argent, personne ne l’a jamais su, ajoute M. de Löher. Dès que les zaptiés ont touché la somme, ils la portent au maître, après quoi ils s’en vont prendre quartier dans un village voisin, où recommence la même tragi-comédie. C’est ainsi que de jour en jour quelques familles de plus sont ruinées ; c’est ainsi que chaque année quelques arpens de terre sont convertis en friches et que les provinces s’épuisent pour engraisser Stamboul. Mais de l’argent qu’elles y envoient, la plus petite partie sert à fournir au luxe des harems, le reste disparaît comme par miracle, il s’immobilise dans les mains des Arméniens. Les uns disent qu’ils le déposent dans leurs couvens, les autres qu’ils l’enfouissent clandestinement dans quelque trou. »

Ce que raconte M. de Löher, bien d’autres l’ont dit à leur manière avant lui. Tous les voyageurs sérieux rapportent d’une tournée en Orient beaucoup d’estime pour le paysan turc, pour le marchand turc,