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même ; il a une raideur, une gaucherie, qui attestent une manière nouvelle de comprendre la vie, de pratiquer l’art ; les stèles sont rédigées et disposées dans un autre esprit ; les anciennes traditions disparaissent ; les tombeaux ne sont plus ornés d’images reproduisant les scènes les plus heureuses de l’existence ; envahis par le Rituel funéraire, ils nous dépeignent la longue et terrible odyssée de l’âme traversant les plus cruelles épreuves pour arriver à cette immortalité facultative que la religion égyptienne réservait pour les bons, condamnant les méchans à d’innombrables supplices dont le seul terme était l’anéantissement.

D’impénétrables ténèbres couvrent donc jusqu’ici pour nous les origines et la fin de l’ancien empire ; il nous apparaît comme une étrange et séduisante énigme dont le mot reste à deviner. Personne n’ignore que l’art égyptien était arrivé à produire, dès cette époque, ce qu’il a laissé de plus parfait. Pétrifié plus tard, réduit en formules invariables par le génie sacerdotal, il ne devait plus retrouver cette vie, ce mouvement, cette grâce naturelle que l’on admire dans les monumens de la salle de l’ancien empire au musée de Boulaq et dans le merveilleux tombeau de Ti de Saqqarah. A côté de la fameuse statue du Cheik-el-beled, du petit scribe du musée du Louvre, des délicieuses compositions du tombeau de Ti, œuvres achevées dans leur genre, d’une telle finesse d’exécution que jamais le métier ne s’est élevé plus haut, les productions des siècles suivans paraissent d’une révoltante froideur. Sans doute, ce premier art égyptien ne ressemble en rien à l’art idéaliste de la Grèce. Ne lui demandez pas de dépasser la réalité présente, le monde tel qu’il est, ni de revêtir la forme humaine de cette expression particulière qui éclate chez les héros et les dieux. Ses ambitions sont plus bornées. Pourvu qu’il nous donne une image exacte, précise, saisissante à force de ressemblance de ce qui existe autour de nous, il ne cherche pas à nous transporter dans un milieu plus beau que le nôtre, peuplé des créations de notre âme, non de celles de la réalité. Né sur une terre privilégiée, où l’existence est douce, où le bonheur est général parce qu’il est le résultat d’une médiocrité de désirs que le petit nombre de besoins rend facile, où l’imagination, d’ailleurs peu exigeante, est sans cesse bornée dans ses élans par le spectacle d’une nature écrasante, il s’attaque uniquement aux choses, il se borne à en imiter tous les détails avec une attention scrupuleuse. Ne dirait-on par que le Cheik-el-beled vous regarde et s’avance vers vous ? Quelle intensité de vie dans la petite tête, si expressive, du scribe du Louvre ? Le musée de Boulaq est rempli de statuettes qui représentent des hommes et des femmes pétrissant du pain, lavant du linge, s’occupant de tous les travaux du ménage. Ces statuettes ont une souplesse étonnante