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son culte fut proscrit sans merci. On ignore également si cette grande persécution religieuse souleva des révoltes parmi les Égyptiens. Aménophis IV avait d’abord montré quelque prudence ; il avait dissimulé son hérésie sous une apparence de respect pour le vieux culte ; mais enfin, le fanatisme religieux l’emportant, la proscription s’étendit sur tout ce qui rappelait Amnon. On peut voir au musée de Boulaq des stèles brisées et des tables votives qui portent profondément l’empreinte de la main impie qui les a mutilées. Thèbes, remplie de monumens consacrés au dieu disgracié, perdit son rang de capitale ; on éleva à Tell-el-Amarna une capitale nouvelle où rien ne rappelait le souvenir de l’antique religion. Quelle part eut l’éducation maternelle d’Aménophis IV à cette explosion de passions religieuses ? C’est encore là un problème pendant. Mais lorsqu’on regarde longtemps l’admirable tête de Taïa au musée de Boulaq, ses traits élégans qui n’ont rien de la raideur égyptienne, ses yeux allongés et animés par la vie la plus intense, sa bouche relevée aux deux extrémités comme les lèvres d’un sphinx, son expression de dédaigneuse coquetterie, sa beauté troublante et mystérieuse, pleine des plus étranges et des plus irrésistibles séductions rétrospectives, il est impossible de ne pas se forger à soi-même une histoire, peut-être un roman, dans lequel cette femme énigmatique aurait été l’inspiration, la cause première, l’auteur principal des tragédies religieuses qui ont agité son époque et dont la trace brûlante est parvenue jusqu’à nous.

Par une heureuse inspiration, M. Mariette a placé, à côté du buste de la reine Taïa, un buste non moins séduisant, plus délicat et plus fin peut-être, et qui rappelle aussi le souvenir d’un des drames religieux les plus importans, non-seulement de l’Égypte, mais cette fois de l’humanité. C’est une tête de roi recouverte d’une énorme coiffure qui la charge sans l’orner. Elle faisait évidemment partie d’une statue qui a été brisée. Le jeune roi était debout, il tenait de la main gauche un bâton d’enseigne terminé par une tête de bélier. Rien ne saurait donner idée de la grâce junévile, presque enfantine, du charme doux et légèrement mélancolique de cette délicieuse figure sur laquelle semble planer le pressentiment d’une destinée douloureuse. Comment a-t-on pu tailler dans une matière aussi dure que le granit des yeux si francs, un nez si fin, des lèvres si vivantes et si molles qu’on les croirait modelées dans de la cire ? A coup sûr, nous sommes là en présence d’un des plus beaux spécimens de ce qui nous reste de la statuaire égyptienne. Aucun art n’a produit une œuvre plus exquise. Mais quel est donc le pharaon dont le visage, ainsi ressuscité, vient éclairer les vieilles stèles et les statues pleines de raideur qui l’entourent d’un rayon de grâce, de fraîcheur et de poésie ?