Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 41.djvu/185

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aller mes yeux aux sensations d’un spectacle dont rien ne saurait rendre l’imposante grandeur, et mon esprit à l’impression de souvenirs qui semblent prendre en ce lieu je ne sais quoi de vivant et presque d’actuel ! Il y a une harmonie intime, profonde, entre le Nil et les civilisations disparues dont le musée de Boulaq nous transmet le témoignage. Dans l’obscurité, à peine traversée par quelques rayons de lumière indécise, où elles sont plongées pour nous, elles conservent un charme problématique qui s’impose à l’imagination et qui l’écrase. Il en est de même du Nil : ce fleuve aux lignes majestueuses, aux flots toujours sombres, provoque une admiration d’une nature particulière qui ne va point sans le vague malaise, sans la séduction mélancolique de l’inconnu. Sous ce rapport, le musée est si bien placé à côté du fleuve qu’il serait réellement fâcheux de l’en éloigner. On est plus apte à comprendre le musée lorsqu’on a contemplé le fleuve, et le meilleur moyen peut-être de profiter de ses leçons est de cesser quelquefois de l’étudier pour se livrer, sur la petite terrasse de la salle des Hycsos, à des rêveries sans fin, tandis que le soleil descend derrière la ligne des palmiers, rougissant de ses derniers rayons l’horizon enflammé.


I

Pendant la durée des travaux qu’il a fallu exécuter à Boulaq pour mettre les bâtimens à l’abri de l’inondation, le musée avait été nécessairement fermé. Les collections en avaient été retirées et soigneusement conservées dans des magasins. Devait-on les replacer dans le même ordre qu’autrefois, refaire l’ancien musée tel quel, le rouvrir au public sans autre changement que les réparations purement matérielles apportées aux salles qui le contiennent ? M. Mariette ne l’a pas pensé. L’ancien musée n’ayant été installé à Boulaq qu’à titre provisoire, à une époque où l’on comptait le transporter bientôt dans un local plus approprié à ses besoins, avait été disposé surtout de manière à frapper les yeux et à éveiller dans l’esprit des visiteurs le goût des études égyptologiques. M. Mariette n’avait pas hésité à emménager les vitrines et les armoires avec une certaine mise en scène, sacrifiant le point de vue rigoureusement scientifique au désir de plaire à la foule et de faire en quelque sorte un peu de réclame autour de ses belles collections. Le but de cette conduite était d’assurer l’avenir, encore si incertain, du musée, en le rendant populaire non-seulement auprès des voyageurs européens, mais encore auprès des indigènes, qu’il était essentiel de gagner à la cause des antiquités égyptiennes. « Je ne médis pas de la civilisation introduite sur les bords du Nil par la