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années, pleines de terreurs et de tristesses, il lui fallut tromper le monde, mentir à sa conscience, pratiquer un culte qu’il détestait, et même, pour désarmer tout à fait les inquiétudes de Constance, entrer dans les ordres inférieurs de la hiérarchie sacerdotale et lire au peuple les livres sacrés dans les églises. Il est vraiment difficile de comprendre qu’un jeune homme si ardent, si convaincu ait été capable d’une si longue dissimulation. On la lui a quelquefois reprochée, ce qui me semble bien injuste, quand on sait sous quelle sévère tutelle il passait sa vie, et que, s’il avait ajouté au crime impardonnable d’être neveu de Constantin la faute de déserter le culte de sa famille, il était perdu. Il lui fallut donc dissimuler pour vivre, et si cette hypocrisie nous déplaît, n’oublions pas qu’il y était condamné sous peine de mort, et qu’il faut moins la reprocher au jeune prince qui s’y résigna qu’à ceux qui la lui rendaient nécessaire.

Devenu césar et chef de l’armée des Gaules, il ne fut pas beaucoup plus libre. L’empereur, même éloigné, continuait à peser sur lui. Il le surveillait toujours avec méfiance et s’empressa de rappeler son préfet Salluste, quand il s’aperçut qu’ils s’entendaient trop bien ensemble. Julien, qui le vit partir tristement, lui adressa une lettre que nous avons conservée et qui est un de ses meilleurs ouvrages. Sans qu’il se plaigne ouvertement de l’empereur, on y sent une secrète amertume ; tout y fait soupçonner sa foi nouvelle, quoique rien ne la trahisse : on devine aisément que Salluste la partageait, qu’il était un de ces amis sûrs qui priaient avec lui le Roi-Soleil ou la Mère des dieux, et auxquels il confiait ses projets pour la restauration de l’ancien culte. La fin, pleine de tendresse et de gravité, nous attache à ce jeune prince, qui aimait si vivement ses amis, et qui, selon le mot d’Antonin, tout césar qu’il était, savait être homme avec eux. « Pour toi, lui dit-il, car il est temps que je t’adresse des paroles d’adieu, puisse la divinité propice te guider partout où doivent aller tes pas ! que le dieu des hôtes te fasse accueil, que le dieu des amis te ménage partout la bienveillance ! qu’il aplanisse la route par terre, et, si tu dois naviguer, qu’il abaisse les flots devant toi ! Sois chéri, sois honoré de tous ! que la joie accueille ton arrivée, que les regrets accompagnent ton départ ! »

On éprouve beaucoup moins de plaisir à lire les panégyriques qu’il a composés vers la même époque pour l’empereur Constance et l’impératrice Eusébie. Ils sont pourtant, quand on les regarde de près, bien plus curieux que la consolation à Salluste. On y trouve sans doute des éloges fort hyperboliques et qui ne pouvaient pas être sincères ; mais Julien a soin de nous prévenir qu’un des privilèges du genre, c’est qu’il y est permis de mentir. « Ce n’est pas