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et l’empêcher de le comprendre, c’est qu’il était la religion de ses persécuteurs. On le forçait surtout à la pratiquer, parce qu’on espérait qu’étant chrétien plus fidèle, il serait sujet plus soumis. On la lui imposait comme une discipline, il l’accepta comme un châtiment. Il savait bien d’ailleurs que, parmi ceux qui la lui enseignaient, il y en avait qui étaient chargés de surveiller ses actions et de pénétrer dans ses pensées pour en instruire l’empereur. Ils lui semblaient moins être des professeurs que des espions et des geôliers, et la haine qu’il ressentait pour eux s’étendit à leur doctrine. Il ne prêtait guère à leurs leçons qu’une oreille malveillante. Il raconte qu’il prenait plaisir à les troubler de ses objections et qu’il avait la générosité de leur fournir des argumens quand ils étaient embarrassés pour répondre. Ils le félicitaient sans doute quand ils le voyaient plongé dans la lecture de leurs livres saints ; ils ne savaient pas qu’il ne les étudiait que pour les combattre, et qu’il préparait ainsi sous leurs yeux, et peut-être avec leur aide, sa grande réfutation du christianisme.

Ainsi la principale raison qu’il avait pour détester cette doctrine qui lui était imposée par le meurtrier de sa famille, c’est qu’elle représentait pour lui la servitude. L’autre, au contraire, lui semblait être la liberté. Il secouait le joug, il reprenait possession de lui-même, il croyait échapper à ses tyrans en reniant leur foi. Dès lors le christianisme se confondit pour lui avec le souvenir des plus tristes années de sa jeunesse, et il se rappela toujours qu’au milieu de ses humiliations et de ses misères le paganisme lui était apparu comme une consolation et une délivrance. C’est ce qui explique qu’il l’ait embrassé avec tant d’ardeur. Libanius raconte qu’il pleurait quand il entendait dire que les temples étaient renversés, les prêtres proscrits, les biens des dieux distribués à des eunuques ou à des courtisanes ; il nous le montre heureux d’immoler des victimes sur ces autels délaissés « et qui avaient soif de sang. » Quelques amis étaient seuls confidens de ses croyances nouvelles et assistaient à ses sacrifices ; cependant le bruit s’en était répandu au dehors, « parmi ceux qui cultivaient les muses et qui adoraient encore les dieux. » Ils venaient voir le jeune prince, s’entretenaient avec lui quand il était seul, et, séduits par sa piété et par sa sagesse, ils priaient les dieux de le garder pour le bonheur de l’empire. Ces communications discrètes, cet air de conspiration et de mystère, le charme du secret, l’attrait du péril, le plaisir de braver des maîtres ombrageux et de résister à leurs ordres, tout rattachait Julien au culte persécuté, et il attendait avec impatience, il appelait de tous ses vœux le jour où il pourrait le pratiquer en liberté et lui rendre les honneurs qu’il avait perdus.

Ce jour se fit attendre dix ans entiers. Pendant dix longues