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C’est ce qui précisément a causé à quelques bons esprits une surprise profonde : on s’est demandé comment une âme si honnête, si élevée, si religieuse, avait pu traverser le christianisme sans être jamais frappée de ce qu’il y a de grand et de pur dans sa doctrine. D’où peut venir que, l’ayant connu de près et pratiqué pendant plus de la moitié de sa vie, non-seulement il lui a préféré une religion décrépite, mais qu’il n’a conservé pour lui qu’un implacable mépris ? Ce qui est surtout incroyable, ce qui montre le plus bizarre aveuglement, c’est qu’il ait tout à fait méconnu sa supériorité morale, qu’il ne le trouve bon « qu’à faire des âmes d’esclaves, » et qu’il affirme avec la plus singulière assurance « que jamais aucun homme ne saurait devenir, chez les chrétiens, courageux et honnête. » On s’explique pourtant un peu ces assertions étranges quand on songe aux spectacles que Julien avait sous les yeux et dont il devait être plus frappé que personne. Depuis la victoire du christianisme, les mœurs publiques n’étaient pas devenues beaucoup meilleures. On n’en est pas fort surpris quand on songe que l’humanité, prise dans son ensemble, ne change guère, que le bien et le mal s’y mêlent toujours dans des proportions à peu près semblables, et qu’aucune doctrine, si pure, si élevée qu’elle soit, n’aura jamais assez de force pour rendre tous les hommes parfaits. Mais les chrétiens avaient souvent annoncé que, quand leur religion arriverait à triompher des autres, le monde serait renouvelé. Elle avait remporté la victoire, et le monde était toujours le même. Ne venait-on pas de voir Constantin, le prince qui avait mis le christianisme sur le trône, assassiner successivement son beau-père, son beau-frère, sa femme et son fils ? À quoi lui servait donc de bâtir des églises, de s’entourer d’évêques, de présider des conciles, s’il se conduisait comme Néron ? Et plus récemment encore, l’avènement de Constance n’avait-il pas été ensanglanté par le massacre de presque tout ce qui restait de sa famille ? Les grandes espérances, quand elles ne se réalisent pas, amènent de grands découragemens, et il est probable que beaucoup de ceux qui comptaient le plus sur le retour de l’âge d’or, voyant que rien n’était changé et que les princes chrétiens suivaient l’exemple des autres, furent tentés d’accuser le christianisme d’impuissance. C’est l’impression que Julien a recueillie et qu’il exprime. Peut-être aussi le caractère de ceux qui furent chargés de lui apprendre la doctrine de l’église n’était-il pas de nature à le bien disposer pour elle. M. Naville fait remarquer que c’étaient des évêques ariens, hommes de cour, plus occupés d’intrigues politiques que riches de vertu, et qui lui donnèrent sans doute une mauvaise idée de l’éducation chrétienne. Mais ce qui, dès ses premières années, a dû l’éloigner plus que tout le reste du christianisme