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ces choses. Ce qui est au delà, soit matériellement le fond de l’espace sans bornes, soit intellectuellement l’enchaînement des causes sans terme, est absolument inaccessible à l’esprit humain. Mais inaccessible ne veut pas dire nul ou non existant. L’immensité tant matérielle qu’intellectuelle tient par un lien étroit à nos connaissances, et ne devient que par cette alliance une idée positive et du même ordre ; je veux dire que, en les touchant et en les bordant, cette immensité apparaît sous son double caractère, la réalité et l’inaccessibilité. C’est un océan qui vient battre notre rive, et pour lequel nous n’avons ni barque ni voile, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable[1]. »

Une telle simplicité de méthode, de principes et de doctrine ne pouvait manquer de gagner au positivisme tout ce qu’il y a d’esprits essentiellement positifs dans le monde de la science et de la philosophie ; mais rien n’a plus contribué à la popularité de cette école que la loi des trois états. Un siècle qui ne croit qu’à l’expérience, à l’expérience historique comme à l’expérience naturelle, devait accueillir avec une faveur toute particulière une philosophie qui venait lui dire en toute confiance : « La théologie a fait son œuvre ; la métaphysique a fait la sienne. Voici maintenant le moment de l’œuvre philosophique proprement dite ; c’est la science, et la science seule, qui peut l’accomplir avec ses élémens, ses méthodes et ses théories. On n’est ni injuste ni dédaigneux pour les œuvres de la théologie et de la métaphysique ; on reconnaît leur nécessité provisoire et leurs importans services. Seulement on leur signifie avec toute la déférence possible que l’heure est venue où elles n’ont plus rien à faire dans l’œuvre future de l’humanité, au moins chez toutes les grandes sociétés qui ont enfin goûté au fruit de l’arbre de la science. » Et ainsi s’explique la faveur dont jouit cette école, en dépit des fortes réfutations des esprits les plus élevés et les plus profonds de notre temps. Ainsi s’explique aussi la parfaite sérénité de nos positivistes, leur invincible répugnance pour tout ce qui ressemble à une spéculation métaphysique, eût-elle pour base les données de la science elle-même. Pour eux, c’est recommencer le passé, quand il faut ne songer qu’à l’avenir. Une expérience historique de plus de vingt siècles, faite dans les conditions les plus diverses, avec le génie des plus grands esprits, anciens et modernes, a tranché la question contre toute spéculation qui dépasse le domaine des vérités susceptibles d’observation et de vérification. Une loi s’en est dégagée, absolue et d’une évidence irrésistible, la loi des trois états de l’esprit humain. Parvenu enfin

  1. Littré, Préface d’un disciple.