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L’histoire ne dit pas que chez elles il ait soulevé ces passions et amené ces luttes qui ensanglantèrent l’Asie. N’est-il pas probable qu’elles ont pensé que la réforme de Julien concernait surtout l’Orient et ne les touchait guère ? C’est ainsi que ce grand nom d’hellénisme, dont il était si fier, ne l’a pas autant servi qu’il le croyait. Il le regardait comme une force invincible qui devait lui donner la victoire ; peut-être a-t-il été un des motifs de sa défaite.

Ce préjugé d’orgueil national régnait surtout dans les écoles, et c’étaient les écoles mêmes qui lui avaient donné l’occasion de naître. Les Grecs étaient très fiers de l’enseignement qu’y recevait la jeunesse ; ils lui attribuaient leur supériorité sur le reste du monde : aussi éprouvaient-ils une très grande reconnaissance et une très vive admiration pour les maîtres qui apprenaient à leurs enfans cet art de bien parler qui semblait l’art grec par excellence. Nous sommes sévères aujourd’hui pour ces exercices d’école, et il ne nous semble pas qu’il y eût tant de gloire à y réussir. Peut-être serions-nous moins prompts à les mépriser, si nous songions qu’ils ont été le dernier éclat d’une civilisation brillante et qu’ils ont donné à un grand peuple ses dernières joies littéraires. Libanius soutient que c’est par la rhétorique seule que la Grèce se distingue des autres nations. « Si le talent de la parole se perdait chez nous, disait-il, nous deviendrions semblables aux barbares. » Julien va plus loin encore ; il attribue aux leçons des maîtres de rhétorique et de philosophie, à la lecture des grands écrivains de la Grèce, des effets merveilleux sur l’âme, et affirme « que ces études sont indispensables pour donner le courage, la sagesse, la vertu. » Il dit aux chrétiens avec une imperturbable assurance : « Si les jeunes gens que vous appliquez à la lecture de vos livres sacrés arrivés à l’âge d’homme valent mieux que des esclaves, je consens à passer pour un maniaque et un insensé, tandis que chez nous, avec notre enseignement, tout homme, à moins d’avoir une nature entièrement mauvaise, devient nécessairement meilleur. » Ce qui est plus surprenant, c’est qu’au fond les chrétiens pensaient comme lui, et nous verrons plus tard qu’ils n’imaginaient pas qu’on pût se passer de l’éducation qui se donnait dans les écoles.

Cependant cette éducation était restée toute païenne, et c’est dans les écoles, par l’influence des maîtres, qui presque tous pratiquaient encore l’ancien culte, que s’est achevée la conversion de Julien. Ces maîtres, nous leur donnons à tous le même nom, celui de sophistes : c’est ainsi qu’on appelle ordinairement Libanius et Thémistius, aussi bien qu’Ædésius, Chrysanthe, Maxime d’Éphèse, et il est certain que, quelle que soit la matière qu’ils enseignent, au premier abord ils ne paraissent guère différer les uns des autres : tous cultivent la rhétorique et se piquent d’être de beaux parleurs. Eunape, à