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culte qui s’abandonnait lui-même, qui prédisait et acceptait sa fin prochaine, et ce n’était guère la peine de se ménager l’appui de gens courbés sous les outrages dont on les accablait depuis cinquante ans et qui les supportaient sans révolte. La seule politique adroite pour combattre Constance, qui avait fatigué tous les partis de tracasseries inutiles, c’était d’annoncer une large tolérance dont personne ne serait exclu. Les païens, accoutumés à voir un chrétien sur le trône, ne songeaient plus à reconquérir l’empire ; ils ne demandaient que la permission d’adorer leurs dieux en liberté, et en leur accordant ce droit on était certain de les satisfaire. Au contraire, les chrétiens, qui se croyaient sûrs d’une victoire définitive, ne pouvaient supporter sans un mécompte amer et une violente colère de retomber sous le joug d’un prince païen. Ce n’était donc pas un bon calcul pour Julien d’étaler comme il le fit sa nouvelle croyance, et l’on peut assurer qu’il avait beaucoup à y perdre et rien à y gagner. Mais il n’agissait pas par calcul ; c’était la conviction seule, une conviction profonde et passionnée, qui le poussait à déserter la religion de sa famille, et l’ardeur même de sa foi nous est un garant de sa sincérité. S’il est vrai que sa conversion n’ait pas été le résultat de vues ambitieuses ou de nécessités politiques, comme celle de Henri IV, il ne suffit pas, pour savoir comment elle se fit et les causes qui l’ont amenée, d’étudier les événements dont l’empire fut alors le théâtre. Il faut pénétrer dans la conscience du jeune prince et tâcher d’y découvrir les crises qu’elle a traversées pour passer d’une croyance à l’autre. Ce sont des secrets qu’un homme emporte le plus souvent avec lui et qu’après des siècles il est presque impossible de bien savoir. Ici pourtant nous sommes plus heureux qu’à l’ordinaire ; si nous ne connaissons pas tout à fait cette histoire intime et cachée, grâce au témoignage des amis de Julien, et surtout aux confidences qu’il laisse quelquefois échapper dans ses ouvrages, nous pouvons en deviner quelque chose[1].

Ammien Marcellin, qui l’a bien connu, nous dit que, dès ses premières années, il se sentit attiré vers le culte des dieux[2]. Nous

  1. Pour les ouvrages de Julien, je renvoie au texte que vient d’en publier M. Hertlein. Je me sers d’ordinaire de la traduction qu’en a publiée M. Talbot.
  2. Il est vrai que Libanius semble dire le contraire. Dans un de ses discours à Julien, il lui rappelle le temps de son arrivée à Nicomédie, et comment il y trouva quelques païens obstinés qui pratiquaient en secret l’art divinatoire. « C’est alors, lui dit-il, que, gagné par les oracles, vous avez renoncé à votre haine violente contre les dieux. » Il détestait donc les dieux avant de venir à Nicomédie. Je remarque pourtant qu’à cette même époque on lui faisait solennellement promettre de ne pas voir Libanius, ce qui prouve qu’on trouvait sa foi mal affermie et qu’on craignait que la parole d’un rhéteur habile ne pût l’ébranler. Saint Grégoire de Nazianze rapporte que, pendant sa jeunesse, dans, ses discussions avec son frère, qui était, un grand dévot, Julien prenait toujours le parti des païens. C’était, prétendait-il, pour s’exercer à plaider les causes difficiles. En réalité, répond saint Grégoire, il cherchait déjà des armes contre la vérité. Je suis donc tenté de croire que Libanius, suivant ses habitudes de rhéteur, a ici forcé les expressions, et que, fier de la conquête de cette jeune âme, il a voulu rendre la victoire du paganisme plus difficile pour la rendre plus belle. Il est probable qu’Ammien Marcellin a raison et que, bien avant le voyage à Nicomédie, Julien n’était qu’un chrétien assez tiède.