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UN POÈTE COMIQUE PHILOSOPHE.

de toutes les substances, soumises à une succession indéfinie de pertes et d’accessions, exclut pour chacune d’elles l’identité. Il n’y a pas pour elles diminution et accroissement, comme on dit par abus de langage, mais une série de morts et de naissances. Quant à la forme propre de l’argument, nous en avons certainement quelque chose dans le même fragment dont il vient d’être question :

« A. Si à un nombre impair ou, si l’on veut, pair, on ajoute ou l’on retranche un jeton, te semble-t-il rester le même ? — B. Non, assurément. — A. De même, si à la mesure d’une coudée on ajoutait ou l’on retranchait une longueur, cette mesure existerait-elle encore ? — B. Nullement. — A. Eh bien ! considère maintenant les hommes… »

C’était sans doute sur ce fait de science vulgaire, que toute variation du nombre et de la mesure produit un nouveau nombre et une nouvelle mesure, qu’était fondé l’argument auquel Épicharme avait attaché son nom. Plus tard, dans les écoles, les applications s’étaient multipliées. Ainsi l’on avait pris pour exemple la galère sacrée de Délos, réputée toujours la même depuis le temps où elle avait transporté Thésée en Crète, quoiqu’on en eût renouvelé constamment toutes les pièces. Ou bien on disait qu’un débiteur ne devait rien à son créancier, puisqu’il n’était plus le même qu’au jour de l’emprunt ; qu’un invité de la veille venait dîner sans invitation, puisque l’homme d’aujourd’hui est autre que celui d’hier. On en était donc arrivé à des sophismes analogues à ceux du tas de blé et du chauve.

Ces subtilités dialectiques, dont le principe, sinon tous les développemens et toutes les formes, était attribué à Épicharme, nous autorisent du moins à reconnaître en lui un esprit singulièrement délié, quel que fût d’ailleurs le degré de sérieux qu’il mettait dans son invention. Et, à ce propos, il n’est pas indifférent de remarquer qu’avant les Syracusains Corax et Tisias, qui passent pour les inventeurs de la rhétorique, il avait trouvé une figure, une construction logique ou un enchaînement progressif de conséquences, qu’Aristote désigne par un nom particulier, en rappelant comme un fait connu l’usage qu’en avait fait Épicharme. En voici un exemple :

« A. Le sacrifice amène un banquet ; le banquet, une compotation. — B. Conséquence fort douce, à mon avis. — A. La compotation, une ivresse tumultueuse ; l’ivresse, des injures et des coups ; les coups, un procès ; le procès, une condamnation ; la condamnation, des fers, des entraves et une amende. »

On voit que le poète tirait de cette figure des effets d’un comique tempéré. Ailleurs, il semble faire des allusions qui indiqueraient à Syracuse, la patrie de la rhétorique, un développement technique