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Pour aller au-delà, pour agir avec quelque efficacité, il faudrait débarquer des troupes, prêter main-forte aux Grecs, aux Monténégrins, à tous ceux qui voudraient prendre les armes contre la Porte, et sans parler de la difficulté de s’entendre sur tous ces points, de concilier toutes les politiques, il est clair qu’au lieu d’apaiser, de simplifier la question d’Orient, on n’aurait fait que la raviver dans toute son intensité, dans toute sa gravité.

La vérité est qu’on s’est engagé dans un inextricable fourré sans savoir comment on en sortira et que tout ce qui arrive aujourd’hui est la conséquence d’une politique aussi ancienne qu’étrange, de cette idée préconçue qu’on peut tout se permettre à l’égard de ce malheureux empire turc, qu’il faut en finir un jour ou l’autre avec lui, que ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de le démembrer jusqu’à extinction. C’est la politique dont la Russie a donné le signal, qu’elle a toujours pratiquée et qu’on pratique le plus souvent à la suite de la Russie. Assurément, ce malheureux empire turc, il accumule les fautes avec une désastreuse persévérance et il donne prise à toutes les accusations. Il est terriblement vulnérable dans son organisation et dans ses mœurs, dans ses fanatismes et dans ses corruptions. Il garde encore cependant les deux forces par lesquelles se maintiennent les empires. Il a montré dans la dernière guerre, à Plevna, à Zevin, que la sève militaire n’est point tarie en lui, et il montre après tout chaque jour qu’il n’a pas perdu le génie de la diplomatie : il sait se défendre jusque dans sa détresse. Il est en décadence, c’est possible ; il n’est pas moins vrai que dans cette carrière, déjà longue, où les années se comptent pour lui par des démembremens, le plus souvent, s’il eût été laissé seul en face des difficultés qu’il avait à vaincre, il aurait suffi à sa propre défense, chose curieuse, en effet ! sauf l’Égypte, qui s’est détachée spontanément par des circonstances, exceptionnelles, par suite de sa position excentrique. et par le génie d’un homme, la plupart des autres démembremens de l’empire turc, depuis l’affranchissement de la Grèce elle-même jusqu’à la séparation récente de la Bulgarie, n’ont été possibles que par les interventions étrangères. C’est une histoire invariable, de sorte que ce qu’on nomme traditionnellement la question d’Orient est l’œuvre de la politique de l’Occident au moins autant que le résultat de causes purement orientales. Il y a bien des années déjà, il y a près d’un demi-siècle, lord Palmerston écrivait à un de ses confidens à Constantinople : « On parle sans cesse de la décadence inévitable et progressive de l’empire turc, que l’on prétend voir tomber en morceaux. D’abord il n’est pas probable qu’un empire tombe en morceaux s’il est laissé à lui-même et si aucun voisin charitable n’est là pour les ramasser. Ensuite, je doute beaucoup qu’il y ait un progrès de décadence dans l’empire turc ; je suis porté à soupçonner que ceux qui disent que cet empire va de mal en pis devraient plutôt dire que