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mais elle avait l’esprit plus libre et voyait plus clair dans les choses de ce monde. Elle avait deviné que la persécution des protestans allait ouvrir pour la France une ère de doute et d’incrédulité ; elle distinguait à l’horizon un astre tout nouveau et redoutable dont l’aigle de Meaux n’eût pu contempler sans un frisson d’horreur les inquiétantes clartés. Les politiques et les habiles qui, après avoir présidé au concile du Vatican, ont brisé toutes les résistances, imposé le nouveau dogme à l’épiscopat et aux couvens, n’avaient pas deviné les suites de leur triomphe, les inquiétudes des peuples, les alarmes des gouvernemens ; ils ne prévoyaient pas que l’intolérance ultramontaine ferait le jeu de l’intolérance radicale. Sœur Augustine n’a été que trop vengée, et Dieu sait pourtant qu’elle ne rêvait pas la vengeance.

La femme distinguée qui lui a élevé un pieux monument en racontant son admirable vie n’a pris la plume que pour satisfaire son cœur et n’a rien voulu prouver. En effet, son livre plein de grâce et d’émotion ne prouve rien ou, si l’on aime mieux, il peut servir à tout prouver. Les croyans qui le liront en prendront occasion pour admirer une fois de plus dans un exemple mémorable les divines vertus que la foi catholique peut enfanter dans un grand cœur. D’autres, considérant que sœur Augustine a pratiqué toutes les obéissances hormis celles de l’esprit, se permettront d’en conclure qu’il y a dans tous les grands cœurs un levain de secrète hérésie ; ils ont des fiertés que les hommes ne peuvent réduire, ils ne rendent leur épée qu’à Dieu. D’autres encore penseront qu’il en est des religions comme de ces rivières qui, à peine sont-elles descendues dans la vallée, deviennent limoneuses et charrient ; pour boire une eau pure, il faut, comme la supérieure de l’hôpital Saint-Jean, monter sur la montagne jusqu’à l’endroit où la source jaillissante s’élance du rocher, fait courir sa fraîcheur dans les mousses éparses et réjouit de son mystérieux murmure le silence des forêts. Quant aux douteurs, aux incrédules, tout ce qu’ils voudront retenir de cette histoire, c’est que l’église a flétri de ses anathèmes des vertus qui dépassaient l’humaine mesure, qu’elle a refusé de bénir la terre où une noble créature que « sa vocation avait hantée toute sa vie comme un péché » venait dormir son dernier sommeil, et ils se sentiront confirmés dans leurs doutes et dans leur mécréance ; les plus sérieux répéteront peut-être à leur façon la célèbre parole de Schiller : « Si l’on me demande pourquoi je ne professe aucune religion, je répondrai que c’est par religion. »


G. VALBERT.