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nommer et s’il m’arrivoit jamais, pardonne à mon âme d’aller te rejoindre et d’attenter sur ton ouvrage.


Ce 29.

Je ne suis donc pas morte encore. L’âme remplie de ces sombres pensées, les ténèbres et le silence de la nuit m’avaient presque inspiré de la terreur ; je ne suis pas étonnée qu’on ne veuille pas coucher dans la chambre où quelqu’un vient de mourir. Ce ne sont point des idées pusillanimes qui m’en empêcheroient, mais l’imagination fortement fixée sur une seule pensée enfante des visions, ou du moins suspend pour un moment ce beau don de la Providence, l’imprévoyance de la mort. Par un trait de la bienfaisance divine, les hommes dont la pensée atteint à ce qui doit arriver dans des milliers d’années, dont l’esprit combine tout ce qui est probable, tout ce qui est possible, ne s’occupent point de la mort, et l’on voit par l’impression profonde que les objets funèbres font sur eux, qu’ils leur rappellent pour ainsi dire ou bien affirment une pensée qui leur sembloit inconcevable et incroyable. Hier au soir, un orage affreux s’est fait entendre ; le mouvement de la nature a un grand empire sur l’âme ; tous les efforts de l’art des hommes ne l’agitent point aussi puissament ; la nature a été faite pour l’homme et l’analogie se fait sentir par l’émotion qu’elle lui cause. J’étois seule, je n’entendois que le bruit de l’orage, celui des habitans de la terre avoit cessé, un calme mélancolique s’emparoit de mon cœur à l’abri ; j’entendois la pluie tomber en torrens, la foudre réveilloit à chaque instant dans mon âme l’idée de la puissance de Dieu et du danger que je courois. Un sentiment de confiance m’élevoit vers le ciel, et pour me rassurer encore, je repassois dans ma pensée tout ce qui pouvoit me rendre indifférente à la perte de l’existence ; fatale énumération lorsque la mort ne la suit pas ! J’étais déjà résignée, mais comme je ne tiens mon courage que des idées sensibles, j’étois ferme et cependant baignée de larmes. Cette contagion de la petite vérole aussi, pendant l’orage, dans les égaremens de mes rêveries, je m’en supposois attaquée ; cette manière de mourir me faisoit horreur ; il faudroit éloigner de soi ceux qu’on aime, se refuser le charme de la mort, le bonheur de leur donner les dernières marques de tendresse que ce fatal moment rend si solennelles et si touchantes ; ne pas leur parler dans cet instant, où tout ce qu’on dit a un si grand caractère de vérité. Ah ! ce moment qu’on les voit, lorsqu’on sait qu’on ne les verra plus, semble rassembler à la fois les jouissances de toute la vie. Quel malheur aussi si la maladie troubloit l’esprit, vous rendoit une autre que vous-même. Quoi ! l’on traiteroit avec froideur ce qu’on adore ; malgré lui, dans sa pensée, quelquefois votre image et l’insensibilité se joindroit ensemble. Je le sais, il est affreux et faible de recevoir quelque impression par le délire des mourans, mais le déchirement de la douleur est causé par le souvenir des derniers