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heureuse pour longtemps. » Je me retirai précipitement, je ne retournai plus chez elle de la matinée, je ne lui parlai plus de ce moment. Il est des mouvemens si naturels, si involontaires, qu’il semble que ce que l’on diroit d’eux leur oteroit le charme. D’ailleurs je voulois éviter de répéter une scène cruelle ; le sentiment n’en est pas moins dans le cœur, lorsqu’une réunion de circonstances ne forcent pas l’explosion ou qu’on sait la contenir. Elle dit à mon père : « J’ai retrouvé dans ta fille la sensibilité, la physionomie de son enfance. — Je crois, répondit mon père, qu’elle ne l’a jamais perdue. » Ah ! sans doute, quoique le caractère de maman soit bien moins analogue avec le mien que celui de mon père, je l’aime encore avec une tendresse qui pourroit passer pour un premier sentiment, s’il n’en existoit pas en moi-même de plus forts. Pourquoi faut-il que cette malheureuse Angleterre ait développé contre moi, la roideur et la froideur de maman. Isle maudite, source présente de mes craintes, source à venir de mes remords, pourquoi faut-il que toutes ces offres brillantes soient venues m’oter le droit de me plaindre de mon sort et le rendre cependant plus malheureux. Faut-il qu’elles soient venues m’obliger à choisir, à vouloir ce que j’au-rois tant aimé qu’on me forçat de faire, et me plonger dans une incertitude si terrible qu’il n’y a pas un argument qui ne soit combattu par l’autre. Je n’ai pas varié extérieurement parce qu’un mouvement du cœur m’entraîne, mais seule agitée, effrayée… Ah ! c’en est fait, je ne puis aller en Angleterre !


Ce journal, dont j’ai déjà cité plusieurs fragmens, n’a été malheureusement tenu par Germaine Necker que pendant un temps assez court. Durant quelques semaines, elle y consigna jour par jour les menus événemens de sa vie quotidienne, le souvenir de ses impressions personnelles et le récit des conversations auxquelles elle assistait dans le salon de Saint-Ouen. Sur la première page, on lit cette épigraphe qui est tirée de l’un des ouvrages de M. Necker : « Le cœur de l’homme est un tableau qu’il faut voir à la distance où le sage ordonnateur de la nature l’a placé. » Immédiatement au dessous la jeune fille avait écrit ces mots : « Tourne le feuillet, papa, si tu l’oses, après avoir lu cette épigraphe. Ah ! je t’ai placé si près de mon cœur que tu ne dois pas m’envier ce petit degré d’intimité de plus que je conserve avec moi. » Mes lecteurs me sauront peut-être gré d’en détacher quelques fragmens. J’en extrairai d’abord un portrait de la maréchale de Beauvau, cette aimable et noble femme, qui dispute à Mme Necker l’honneur d’avoir offert au XVIIIe siècle le modèle de la tendresse conjugale[1], et un jugement sur le duc de Choiseul qui venait de mourir.

  1. Marie-Charlotte de Rohan-Chabot, en premières noces comtesse de Clermont d’Amboise, et en secondes noces femme du maréchal prince de Beauvau, née en 1729, morte en 1807. Voir sur le maréchal et la maréchale de Beauvau la publication intitulée : Souvenirs de la maréchale princesse de Beauvau (Paris, Techener), qui avait été préparée avec autant d’art que de délicatesse par l’arrière-petite-fille du maréchal, Mme Standish, née Noailles, et qui a été éditée par ses enfans.