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de l’amour-propre. Oh ! mon enfant ! ton caractère, n’est pas formé ; ta tête te trompe souvent ; prends la religion, pour guide et pour caractère. Ta tâche est grande ; sur la terre je ne vivois que pour ton père, car tu étais pour moi une portion de lui-même. Eh bien, il faut que tu prennes ma place auprès de lui. Tu seras femme et mère ; pour réunir ces devoirs au premier, apprends à ton mari et à tes enfants que l’on père doit être pour eux : sur la terre le centre de tout. Toi-même alors deviendras leur trésor commun. Vos prières se réuniront vers le ciel, et je les entendrai.


C’est le triste privilège de la mort de purifier et d’agrandir les cœurs. Peut-être, dans l’éducation qu’elle avait donnée à sa fille, Mme Necker était-elle tombée dans cette erreur de vouloir la façonner trop semblable à elle-même et n’avait-elle pas compris ce qu’il faut laisser à la jeunesse d’originalité et d’indépendance ; peut-être dans certaines circonstances avait-elle obéi à des sentimens trop personnels et n’avait-elle pas senti assez tôt qu’avec les années le détachement devient la grande sagesse de la vie. Mais lorsqu’elle se croyait à la veille de quitter la terre, cette femme pure et passionnée n’avait pour elle-même ni une pensée ni un regret ; son unique préoccupation était d’adoucir sa perte pour ceux qui allaient lui survivre, et c’était elle-même qui encourageait sa fille à prendre après sa mort dans le cœur de M. Necker cette place que peut-être elle avait souffert de se voir disputée. Elle consentait à être oubliée, pourvu que son mari fût moins malheureux.

Mme Necker ayant échappé à cette crise, ces conseils ne passèrent peut-être jamais sous les jeux de sa fille ; mais les inquiétudes que Germaine Necker éprouvait de son côté pour la santé de sa mère amenèrent entre elles une scène touchante qui rapprocha ces deux natures à la fois trop différentes pour bien se comprendre et trop semblables pour ne pas se heurter par leurs ressemblances mêmes. J’emprunte le récit de cette scène au journal de la jeune fille :


Ce 12 août.

J’ai éprouvé hier une peine sensible ; maman passe de très mauvaises nuits depuis quelques jours. J’ai été lui demander des nouvelles de sa santé ; elle m’a parlé avec un sentiment si triste et si douloureux, elle m’a montré tant d’inquiétude de l’ennui que mon père devoit éprouver du spectacle continuel de ses souffrances qu’elle m’a déchiré le cœur. Je l’ai rassuré par toutes les raisons que ma tendresse pour elle et la vérité m’ont suggérées, mais touchée jusqu’au fond de l’âme d’une horrible pensée, fausse, totalement fausse, Dieu merci ! je suis tombée à genoux : « L’être suprême, lui ai-je dit, entendra nos prières si continuelles et si vives, j’en suis sûre ! j’en suis sûre ! » Étouffant de larmes je fus prête à m’évanouir. « Ah ! s’écria ma mère, tu m’as rendu