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cœur et de le porter à fermer les yeux sur les innocens écarts de cette nature exubérante. Il y avait dans le caractère de Germaine Necker un coin de drôlerie, de gaîté que Mme Necker lui reprochait comme un penchant à la dissipation et qui répondait au contraire, en dépit de ses apparences graves, à certains côtés de la nature de M. Necker. Aussi saisissaient-ils tous deux, de préférence, les momens où ils se trouvaient seuls ensemble pour se livrer aux élans de cette gaîté. Un jour que pendant le déjeuner on était venu appeler Mme Necker pour quelque affaire, elle fut surprise d’entendre en revenant un grand vacarme dans la salle à manger, et, comme elle ouvrait la porte, de voir son mari et sa fille, leur serviette nouée autour de leur tête en guise de turban, danser en rond autour de la table. Elle jeta sur eux un regard étonné, et tous deux, honteux comme des écoliers en faute, reprirent leur place sans mot dire.

Parfois M. Necker ne se contentait pas de cette complicité tacite, et lorsque, à son avis, Mme Necker réprimandait trop sévèrement sa fille, il prenait ouvertement sa défense. Celle-ci trouvait alors un malin plaisir à appuyer sur l’autorité de son père la résistance qu’elle opposait aux volontés de sa mère, et ce fut cet appui prêté par M. Necker à l’indiscipline de sa fille qui fit souffrir Mme Necker bien plus (autant qu’il est possible de pénétrer dans ces replis du cœur) que les sentimens de jalousie dont on s’est trop empressé de l’accuser. En effet, dans les pages intimes qu’elle n’écrivait que pour elle, elle n’attribue jamais ce qu’elle appelle injustement le refroidissement de son mari à la prédilection qu’il témoignait à sa fille, et si elle fait allusion à cette prédilection, c’est en exprimant l’espérance de laisser après sa mort un vide moins sensible dans la vie de M. Necker. Mais elle croyait de bonne foi sa fille engagée dans une mauvaise voie ; elle s’irritait de la résistance que rencontraient ses conseils, et son irritation se tournait en tristesse lorsque M. Necker prêtait à cette résistance un appui un peu inconsidéré. Cependant, même ainsi soutenue dans sa lutte, la jeune fille avait parfois des retours où elle rendait justice aux sentimens de sa mère. Un jour quelqu’un lui ayant dit assez maladroitement : « Votre père paraît vous aimer mieux que votre mère, » elle répondit sur-le-champ : « Mon père pense davantage à mon bonheur présent, et ma mère à mon bonheur à venir. »

Si M. Necker était un père indulgent, il n’était pas un père aveugle. Son œil pénétrant excellait à démêler les prétentions, les vanités, les ridicules, que son esprit caustique excellait à corriger par une raillerie douce. « Je dois à l’incroyable pénétration de mon père, disait plus tard Mme de Staël, la franchise de mon caractère et le naturel de mon esprit. Il démasquait toutes les affectations, et