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mademoiselle, une grande tache à remplir en vous faisant naître d’un tel père et d’une telle mère ; elle ne sera pas au-dessus de ses forces. Vous avez toutes les grâces, tous les agrémens qui séduisent ; vous aurez aussi toutes les qualités, toutes les vertus qui seront la récompense des leurs.

Pardonnez, mademoiselle, le ton de cette lettre ; j’ai été entraînée à quitter en vous parlant d’eux le ton ordinaire d’une lettre, mais ils sont si peu dans l’ordre ordinaire, ils se montrent avec tant d’éclat et je parle à un enfant aussi peu ordinaire qu’eux par son esprit et par son cœur. Donnez-moi de vos nouvelles, mademoiselle ; toute ma lettre vous prouve combien elles me sont nécessaires et que mes sentimens méritent ce soin. Embrassés pour moi vos parens à qui j’adresse mes regrets, mes vœux, mon attachement le plus tendre et que je couvre de mes larmes. Encore une fois, pardonnes le ton de cette lettre. Adressée à toute autre jeune personne que vous, je sens combien elle serait déplacée, mais c’est votre cœur qui me juge, et c’est devant lui que le mien se répand.


Cependant l’enfant grandissait et, pour reprendre une des expressions de Mme d’Houdetot, jamais jeune plante n’avait donné l’espérance de plus beaux fruits. On sait combien fut précoce chez cette riche nature le développement de l’intelligence et de la sensibilité. Une description du salon de Mme Necker, bien des fois citée et reproduite, nous montre la petite Germaine assise à côté du fauteuil de sa mère sur un tabouret de bois où on la forçait à demeurer bien droite, tenant tête à l’abbé Raynal, à Grimm et à Marmontel qui applaudissaient à ses saillies, ou bien, lorsqu’on lui imposait silence, suivant de ses grands yeux mobiles les gestes et la physionomie de ceux qui continuaient de prendre part à la conversation. Un petit portrait à la sanguine, qui la représente à cette époque incertaine entre l’enfance et la jeunesse, répond parfaitement à cette description. La figure n’est pas précisément jolie. Le nez est un peu gros et la bouche trop grande ; mais les yeux sont merveilleux de profondeur, toute la physionomie étincelle d’intelligence et, bien mieux que le solennel portrait de Gérard, ce crayon, d’un auteur inconnu (peut-être de Carmontelle), donne une idée de tout ce que la vivacité de la conversation devait prêter de charme à ces traits incorrects.

Parmi les hommes de lettres qui faisaient partie de la petite cour de Germaine Necker et qui commençaient à délaisser la mère pour la fille, j’ai cité les noms de l’abbé Raynal et de Marmontel. L’abbé Raynal ! encore une gloire éteinte ! encore un grand homme auquel la postérité refuse obstinément la consécration de son suffrage et qu’elle relègue dans le même oubli que l’infortuné