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d’ailleurs l’infortuné n’a-t-il pas toujours un protecteur en toi ? Que laisserai-je d’ailleurs ? Un pays ingrat dont je méprise les habitans ; une machine à demi usée qui semble m’avertir chaque jour de l’instant du départ, qui se refuse à tous mes sentimens et qui m’en suggère souvent de contraires à ma raison. Si c’est donc ta volonté, oh ! mon Dieu, termine sans douleur une vie que tu as comblée de tes faveurs les plus particulières, mais qui est empoisonnée par des remords, par des souvenirs, par le dédain et l’ingratitude. J’espère qu’alors je serai pure devant tes yeux. Ma mère ne me repoussera point ; peut-être même partagera-t-elle les transports de ma joye. Mon père tendra les bras à son enfant et, du haut des cieux, nous prolongerons les jours de ce malheureux battu par les orages, nous aiderons sa vertu et nous ferons naître celle de sa fille. Mon Dieu, daigne jeter sur ta créature un regard de bonté et pardonne à la témérité de sa prière ; exauce ou refuse, mais ne t’offense point. Je me confie entièrement en toi, soit que je meure, soit que je vive.


Si l’on rapproche cette prière mélancolique et résignée de celles que j’ai précédemment citées et qui sont remplies de plaintes si amères, on voit que les années avaient déjà produit leur apaisement dans l’âme de Mme Necker. Cette prière ne devait être exaucée que trop tôt au gré de ceux qui l’aimaient, et nous verrons plus tard dans quel désespoir sa mort plongea cet époux dont elle avait un instant méconnu la tendresse. Mais, avant d’en arriver à ce déchirement suprême, Mme Necker devait connaître une nouvelle épreuve dont on retrouve l’écho dans les lignes que je viens de citer, la tristesse de sentir que les goûts de sa fille différaient d’avec les siens, et que peut-être celle-ci possédait mieux qu’elle-même l’art de contribuer au bonheur de M. Necker. Dans la délicate notice que Mme Necker de Saussure a composée sous les yeux et à la demande des enfans de Mme de Staël pour être mise en tête des œuvres de son illustre amie, elle a touché d’une plume discrète à ces dissidences de caractère et d’humeur qui portèrent parfois atteinte à la sérénité des relations entre la mère et la fille. La malveillance s’est emparée de cette indication ; il n’en a pas fallu davantage pour donner naissance à la légende d’une animosité permanente qui aurait existé entre elles et d’une rivalité de tendresse vis-à-vis de M. Necker qui aurait troublé par de fréquens orages leur foyer domestique. On me pardonnera de répondre à cette légende en entrant dans quelques détails sur la jeunesse et sur l’éducation de Mme de Staël. Quelques documens me serviront à montrer que ces dissidences n’ont jamais détruit entre la mère et la fille les liens de la tendresse et que ce sont les leçons de