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chères, dit-elle quelque part, nous portent souvent à la mélancolie : souvent il faut détourner ses regards de sa propre pensée ; on voudroit trouver en soi un asile contre soi, et l’on croit sentir la griffe du tigre qui vous saisit, malgré votre résistance. » Et dans un autre endroit : « Le regret du passé tourne toujours mes regards vers cet être pour qui aucun temps n’est passé. Je crois le voir environné de toutes nos heures et je cherche auprès de lui et les instans et les personnes qui semblent ne plus exister pour nous ; alors mon âme se calme ; ma pensée errante et désolée trouve un asile. »

Mais mon étonnement a redoublé en feuilletant les notes et les journaux inachevés que Mme Necker a laissés en grand nombre après elle. Lorsque, suivant sa belle et forte expression, la griffe du tigre la saisissait au milieu de son bonheur, lorsque sa pensée errante et désolée s’agitait trop fort au dedans d’elle, elle prenait la plume, et d’une main fiévreuse elle jetait sur le premier cahier, sur le premier morceau de papier venu, l’expression de sa tristesse, dont les plaintes ont parfois l’éloquence et l’âpreté du désespoir. C’est qu’elle était une de ces âmes que Dieu, suivant l’expression de Lacordaire, a rapprochées de l’infini et qui souffrent de la limite qui les resserre ; c’est qu’ayant beaucoup reçu de la vie, elle lui demandait encore davantage, et qu’emportée par l’ardeur de ses sentimens, elle venait incessamment se meurtrir contre cette barrière inexorable qui étreint dans un cercle si étroit l’homme et la grandeur de ses désirs.

Ce qui a pu dissimuler à des yeux même clairvoyans ce côté mélancolique et passionné de la nature de Mme Necker, c’est l’enveloppe un peu raide dont volontairement) elle se revêtait. Avertie par la rude expérience de se tenir en garde contre les entraînemens de son cœur, tourmentée par une conscience scrupuleuse que le soin de travailler à son perfectionnement moral ne laissait jamais en repos, elle se préoccupait de plus en plus, à mesure qu’elle avançait dans la vie, de ne rien abandonner de sa conduite au hasard ni à l’inspiration et de soumettre au contrôle de la volonté ses actions les plus insignifiantes comme ses déterminations les plus graves. Tantôt sous ce titre : Maximes nécessaires à mon bonheur, elle se traçait à elle-même un certain nombre de règles de conduite inspirées par la sagesse et la vertu la plus haute, auxquelles elle donnait invariablement cette forme : avoir toujours l’esprit tendu à.., oubliant qu’elle aurait pu atteindre son noble but sans avoir toujours l’esprit tendu. Tantôt dans un recueil qu’elle intitulait : Journal de mes défauts et de mes fautes avec les meilleurs moyens de n’y pas retomber, elle enregistrait jour par jour avec une humilité touchante les accès de vivacité ou les