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du 4 brumaire : c’est alors qu’il reprend son journal, qu’il prépare le complot futur et qu’il esquisse le plan de sa doctrine.

Jusqu’à Babeuf, la théorie communiste était confondue avec ce qu’on appelait « la loi agraire, » c’est-à-dire le partage égalitaire des terres. Toutes les fois que, sous la révolution, on voulait exprimer ce que nous appelons aujourd’hui « le péril social, » on évoquait les lois agraires. Le nom de Caïus-Gracchus, que Babeuf avait pris, autorisait précisément cette confusion : car c’est surtout par les Gracques que ces lois sont célèbres dans l’histoire. Le premier cri qui s’éleva contre Babeuf fut donc celui-là : « Vous voulez la loi agraire ? — Non, répond-il, nous voulons plus que cela. » Il reconnaissait en effet que la loi agraire ne pouvait durer qu’un jour. Dans son procès, il disait nettement : « La loi agraire est une sottise qui n’a pas le sens commun. » Elle consisterait à faire de la France un échiquier dont chaque case serait égale, ce qui donnerait un résultat entièrement insignifiant. De quoi s’agit-il donc ? De tout autre chose, « de dépropriétariser toute la France. Dans mon Bonheur commun, je veux qu’il n’existe aucune propriété individuelle. » Il invoquait des autorités historiques, entre autres celle de Lycurgue : on devine à quel point il connaissait l’histoire de Lycurgue ; aussi se contentait-il de l’interpréter d’après l’abbé Mably, et il soutenait que le législateur de Sparte avait constitué un système « où les charges et les avantages étaient également répartis, où la suffisance était le partage de tous, et où personne ne pouvait atteindre le superflu. » Il ne s’agit plus maintenant de partage, dans le sens propre du mot : il s’agit de « communauté » ce qui est bien différent : distinction importante empruntée à Mably. Il s’agit d’établir, selon les expressions de Rousseau, que « le terrain n’est à personne, mais à tous ; » que tout ce que l’individu accapare au-delà de la subsistance est un vol social[1], » que le droit d’aliénabilité est « un attentat populicide ; » expression qui pour cette fois appartient à Babeuf, assez riche en néologismes ; enfin que « l’hérédité est une non moins grande horreur, » doctrine anticipée des saint-simoniens.

Voilà le principe du système. On objecte l’inégalité des talens, l’inégalité du travail, l’inégalité d’instruction. Babeuf repousse absolument toutes ces inégalités : « La supériorité de talent n’est qu’une chimère. — La valeur de l’intelligence est une chose d’opinion. » Il soutient que ce sont les intelligences qui ont elles-mêmes donné un si haut prix aux conceptions de leurs cerveaux ; et que, si les forts eussent réglé les choses, ils auraient établi « que

  1. Cette expression, que nous avons déjà remarquée dans Brissot (voir l’étude précédente), et que Proudhon a depuis rendue célèbre, est plusieurs fois reproduite par Babeuf : « Ce qu’un membre a au-dessus de sa suffisance est le résultat d’un vol. »