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impossible : la seule chose praticable, c’est de tendre vers ce but par le morcellement des fortunes. Dans cette pensée, Mably propose les mesures suivantes : diminuer les besoins de l’état au lieu de chercher à accroître ses revenus ; — n’établir que des impôts directs sur les terres, l’impôt indirect fournissant aux magistrats mille moyens artificieux de satisfaire leurs passions et de tromper les peuples ; — lois somptuaires qui doivent s’étendre sur tous les objets de luxe, meubles, logemens, tables, domestiques, vêtemens, etc., — lois de succession, — interdiction des testamens, — formalités pour empêcher la vente et l’aliénation des biens ; — lois agraires qui ne seraient pas des lois de partage, mais qui fixeraient des limites à la possession des terres.

On voit par ces diverses propositions le caractère et l’origine du communisme de Mably. Il est tout à rebours du mouvement de la civilisation moderne, fondée sur la liberté du travail et de la propriété. C’est un socialisme rétrograde, abstrait, puisé dans la lecture mal comprise de l’antiquité et surtout de Platon ; ce sont les mesures restrictives des sociétés primitives, sortant à peine de l’état nomade : de là beaucoup de vieilles règles ou de traditions, qui ont subsisté pendant longtemps dans les républiques de la Grèce, et que les partisans austères du passé invoquaient sans cesse comme la garantie des vieilles mœurs et des usages sacrés. Il faut le dire, la propriété individuelle a dû être, à l’origine, un fait révolutionnaire. Platon la combat par haine de la démocratie, et Hobbes, au XVIIe siècle, la combat aussi au même titre, l’un au nom de l’aristocratie, l’autre au nom de la monarchie absolue. Mably, dans ses théories communistes, était, sans le savoir, un aristocrate.

Le socialisme de Mably était donc un socialisme érudit, classique, littéraire, né de la lecture des anciens : il se présentait d’ailleurs d’une manière modérée dans ses moyens d’application. Mais avant Mably, quelques années après le Discours de Rousseau sur l’inégalité des conditions, déjà en 1755, avait paru un ouvrage d’un socialisme bien plus hardi, et allant droit à l’établissement et à l’organisation du communisme ; c’est le Code de la nature, souvent attribué à Diderot, et qui a été longtemps inséré dans ses œuvres, mais dont le véritable auteur est Morelly.

Le socialisme de Morelly est un socialisme sans lumières et sans culture, issu des réflexions les plus élémentaires sur l’ordre social, sans aucun soupçon de la complexité et de la difficulté des questions. Rousseau et Mably sont des gens de lettres conduits au socialisme par l’imagination ou par l’érudition ; Morelly est un esprit vulgaire et de bas étage, quoiqu’il soit l’auteur d’une sorte de poème