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Ottfried Muller ne s’est pas aperçu de cette difficulté ; il présente l’histoire de la Grèce, à bien peu de choses près, comme si la Grèce avait été seule au monde. Il ne remonte donc point, en commençant, au-delà de la Grèce telle que nous la font connaître les poèmes homériques ; il n’a pas recours à ces comparaisons que nous instituons sans cesse aujourd’hui ; c’est à peine si, de loin en loin, il lui échappe quelques mots qui semblent impliquer que la civilisation orientale ait pu, dans une certaine mesure, aider la Grèce naissante à sortir de ses langes, éveiller sa pensée et diriger sa main novice encore. Ces contacts et ces emprunts, il ne les nie pas d’une manière formelle, mais il n’en comprend pas toute l’importance, et nulle part il ne la fait ressortir avec cet accent d’autorité qu’il porte dans l’expression des idées qui lui sont chères et des vérités qu’il a clairement aperçues.

Cette tendance s’accuse, d’une manière sensible, dans le plan même de l’ouvrage. Puisqu’il croyait nécessaire de ne pas oublier les peuples de l’Orient dans un livre où devait entrer l’antiquité tout entière, pourquoi donc a-t-il relégué tout à la fin de son exposé historique les paragraphes qu’il a jugé bon de leur consacrer ? Il n’ignorait pas que ces peuples étaient de beaucoup les aînés des Grecs ; comment alors se fait-il qu’il attende, pour en parler, d’avoir retracé la décadence et la chute de l’art gréco-romain ? Le peu qu’il nous apprend à ce sujet n’aurait-il pas été bien mieux à sa place dans les premières pages du livre ?

Cette interversion de l’ordre chronologique rompt violemment la continuité des phénomènes et supprime les relations naturelles, les liens de dépendance et de filiation qui les rattachent les uns aux autres. Plus de suite ni d’enchaînement dans l’histoire ainsi renversée, ainsi morcelée, ainsi faussée ; vous y chercheriez en vain ce que doit se proposer de montrer l’historien, une marche ininterrompue et régulière, un mouvement constant qui, malgré de brusques oscillations et des temps d’arrêt apparens, propage la civilisation d’Orient en Occident et lui donne pour capitales et pour foyers principaux, après Memphis et Thèbes, après Babylone et Ninive, après Tyr et Carthage, Milet et les villes ioniennes, Corinthe et Athènes, Alexandrie, Antioche et Pergame, puis la grande cité italienne, Rome, l’élève et l’héritière de la Grèce. Cette étroite liaison de la Grèce et de Rome, Ottfried Muller l’a fort bien saisie, mais son erreur, c’est d’avoir isolé arbitrairement la Grèce, c’est de l’avoir détachée de l’antique civilisation orientale, de ce milieu où ses racines plongent en tous sens et d’où elles ont tiré les premiers sucs nourriciers, les premiers élémens de cette végétation puissante et variée qui s’est couverte, avec le temps, des plus belles fleurs de l’art et de la poésie.