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telles parties de l’histoire romaine ; et n’était-ce pas hier qu’en dépit de Plutarque, on ébranlait jusque dans ses fondemens la légende consacrée du communisme lacédémonien[1] ? On peut dire cependant que, si nous ne connaissons pas encore, après trois cents ans passés, les Grecs et les Romains, nous croyons les connaître, et c’est ici tout un. Car, comme nous croyons les connaître, nous ne prenons intérêt qu’à la manière dont on nous les présente, et pour nouvelle que soit la manière, ce sont toujours les Grecs et les Romains. Mêmes noms, mêmes faits, mêmes textes : l’interprétation seule diffère, et par des nuances très délicates. Ce n’est pas de quoi passionner ceux qui n’ont pas eu le bonheur de naître philologues. Et puis, nous venons de là :

Trois mille ans ont passé sur les cendres d’Homère,
Et depuis trois mille ans Homère respecté
Est jeune encor de gloire et d’immortalité.

Vous connaissez ces trois vers, mais entendez-vous bien ce qu’ils veulent dire en prose ? Tout simplement que nous sentons, que nous pensons, que nous raisonnons encore aujourd’hui selon les lois et dans les formes en quelque sorte que nous ont imposées les Grecs et les Romains. Et plaise aux dieux de leur Olympe que nous ne nous avisions jamais de vouloir renoncer, sous prétexte de secouer un joug, nous autres Français, particulièrement, à cette part de notre héritage !

Au contraire, quand nous pénétrons dans le monde oriental, c’est bien sur une terre inconnue que nous mettons le pied. L’éternelle nature elle-même semble avoir changé d’aspect. Quatre ou cinq grandes civilisations se sont développées là, sur quatre ou cinq points de cet énorme continent asiatique, étrangères, excentriques à notre civilisation gréco-romaine, supérieures par certains côtés, inférieures par quelques autres, où nous avons enfin tant de peine à nous reconnaître que nous les prendrions volontiers pour l’œuvre d’une autre humanité. Qu’y a-t-il de commun au premier abord entre la littérature des Pourânas et la nôtre ? entre nos langues, nos mœurs, nos lois, et les lois, les mœurs, les langues du Céleste-Empire ? À la vérité, quand on descend un peu plus au fond des choses, les mêmes singularités qui d’abord avaient frappé notre esprit contentieux, s’évanouissent ; — nous sommes apparentés à l’Hindou, nous parlons une langue sœur de la sienne, et c’est lui qui conserve le dépôt des traditions, les archives pour ainsi dire et les titres mêmes de la race dont nous sommes ; — et le Chinois, à son tour, malgré sa peau jaune, ses pommettes saillantes et ses yeux obli-

  1. Voyez à ce sujet l’intéressante brochure de M. Claudio Jannet : les Institutions sociales de Sparte, 2e édit., Pedone, Paris 1880, et les curieux articles de M. Fustel de Coulanges dans le Journal des savans de février, de mars et d’avril 1880.