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Le rôle de l’Autriche lui est d’ailleurs imposé par sa constitution ethnographique. En effet, elle contient en nombres ronds 8 millions d’Allemands, 5 millions de Magyars et 16 millions de Slaves, non compris le million et demi de Serbes, de la Bosnie et de l’Herzégovine ; les Slaves sont donc en notable majorité. Dispersés dans l’empire, appartenant presque exclusivement à la classe rurale, en général, jusqu’à ce jour, sans instruction, sans richesse, sans influence, ils étaient à la merci des Allemands et des Magyars. Mais ils se réveillent, et depuis quelque temps, ils ont pris conscience de leur nationalité. Le progrès inévitable de la civilisation leur apportera des richesses et des lumières, et il faudra compter avec eux. Déjà le ministère actuel a fait d’importantes concessions aux Tchèques. Dans l’avenir, il deviendra impossible de gouverner contrairement aux intérêts et aux vœux de la majorité des populations. Et si, dans leur égoïsme étroit et aveugle, les Allemands et les Hongrois qui gouvernent tentent de le faire, ils prépareront l’agrandissement de la Russie.

Au moment où l’armée autrichienne allait franchir la Save, le chef du cabinet hongrois, M. Tisza, afin de justifier l’occupation de la Bosnie aux yeux des Hongrois, disait : « Notre but, c’est de mettre le pied sur la tête du serpent slave, » Si, en effet, l’Autriche en s’avançant jusqu’à Novi-Bazar n’a eu d’autre but que de séparer la Serbie du Monténégro, d’empêcher l’affranchissement de la Macédoine et de s’opposer aux progrès de la nationalité slave dans la péninsule des Balkans, on peut dire que cette politique est contradictoire et inintelligente. En janvier 1879, je rencontrai à Rome, chez M. Mingnetti, Le grand apôtre des Slaves méridionaux, l’évêque de Diakovar, Strossmayer, qui était venu s’entendre avec le Vatican pour reconstituer les évêchés catholiques en Bosnie. Ce grand homme de bien exposait ses idées avec une merveilleuse éloquence, et l’italien, le français, l’allemand et le latin parlés avec une égale facilité suffisaient à peine à rendre les expansions du plus ardent patriotisme. « L’heure décisive approche pour l’Autriche, disait-il, et Dieu sait que je donnerais à l’instant ma vie pour elle. Mais en ces momens suprêmes les hommes qui la gouvernent comprendront-ils sa mission ? S’ils consentent à favoriser le développement national de la Bosnie, tout l’Orient se tournera vers nous. Si, au contraire, nous tentons de la dénationaliser au profit des Allemands et des Magyars, nous serons bientôt plus détestés que les Turcs, et l’Autriche marchera inévitablement à sa perte. »

Faut-il, avec M. Gladstone, considérer l’occupation de la Bosnie comme temporaire et hâter le moment où les Autrichiens l’évacueront ? Je pense au contraire qu’il y a des raisons sérieuses et permanentes qui font désirer que les maîtres de la Dalmatie le soient aussi