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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

les prétentions aussi ridicules que peu justifiées à la suprématie et à la domination du monde. À leur tour, ils paraissent arrivés à leur « moment psychologique ; » heureusement qu’eux du moins ont, pour le traverser et surmonter vaillamment l’épreuve, la forte armure de ces vifs sentimens de piété dont ils se sont tant de fois vantés aux heures de la victoire. C’est surtout aux heures de tristesse qu’ils lui seront une précieuse ressource, sans compter qu’ils sont plus méritoires alors que lorsque retentissent les chants des Te Deum et qu’éclatent les fanfares du triomphe. Job résigné et ferme nous apparaît plus grand que les Macchabées exultans. Que les Allemands, après avoir visé au rôle de Macchabées, prennent exemple sur Job. Ce Dieu qu’ils ont prétendu rapetisser au point de le faire tenir sous un casque prussien afin de mieux l’accaparer tout entier, est plus magnanime et plus compatissant qu’ils ne l’imaginent, et si, dans leur abattement, ils hésitaient à redire : Gott mit uns, les Alsaciens eux-mêmes crieront pour eux : Gott mit euch.

C’est par de pareilles épreuves que les nations s’humanisent, et ce serait un progrès énorme pour la civilisation générale si la grande Allemagne se décidait enfin à voir le monde comme il est, et non tel que le lui dépeignent ses docteurs et ses contes bleus. Elle a vraiment perdu trop de temps à la poursuite du bonheur historique et des limites de la race blonde ; il lui faut maintenant regarder en avant et tâcher de rejoindre l’étape, après avoir eu soin de débarrasser sa route de toutes les vieilleries dont elle l’a encombrée comme à plaisir. Qu’elle commence par renoncer pour toujours au culte dont M. de Treitschke s’est constitué le grand-prêtre, à ses pompes et à ses œuvres ; elle doit reconnaître aujourd’hui l’inconvénient de chercher dans les Niebelungen un titre à la possession du Rhin « allemand. » Si sa sentimentalité la porte à entretenir quand même dans son âme le culte du souvenir, qu’elle se contente comme autrefois de cueillir de petites fleurs bleues : c’est plus innocent et moins cher, moins décevant surtout que de prétendre rénover le monde à force de bras. Les Allemands voient bien que le monde ne se rénove pas aussi aisément qu’on le leur a fait croire, que le développement social ne consiste pas dans un peuple à développer uniquement les appétits sans avoir les moyens de les assouvir, et qu’en tout cas la corruption « latine » n’est pas encore assez avancée pour n’être plus bonne qu’à servir de fumier à l’efflorescence germanique.

Si la « culture » allemande, qui promettait merveilles, s’est montrée si singulièrement stérile, c’est qu’il n’est pas donné à chacun de faire grand. L’Allemand est né pour les labours profonds, et voilà trop longtemps qu’absorbé par ce rôle de rodomont qui lui coûte si cher et lui convient si peu, il nous prive de ses « contributions » à l’œuvre universel. Combien il ferait mieux de se remettre tout bon-