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L’ALSACE-LORRAINE ET L’EMPIRE GERMANIQUE.

de la terre, jaillissaient ainsi à l’improviste les premières lueurs de la liberté : la philosophie de l’histoire est pleine de tels enseignemens et de semblables contrastes. D’autre part, les préjugés de races, qu’avaient entretenus les écoles monastiques du temps, dont les universités allemandes se montrent sous ce rapport les dignes héritières, ne purent tenir devant la révélation d’un état de civilisation plus avancé que celui des soi-disant civilisateurs. Les horizons humains s’étant élargis en tous sens, les goûts devinrent moins grossiers ; les esprits, affranchis, s’ouvrirent aux idées de justice ; ils s’initièrent aux belles choses, aux sciences, aux lettres, aux arts ; le commerce s’enhardit, le crédit se fonda, les préventions entre peuples s’atténuèrent par degré ; on alla jusqu’à s’habituer à compter les Sarrasins pour des hommes et à concéder que le sultan Saladin valait bien un baron. En un mot, l’Europe, qui s’était élancée à l’assaut de la barbarie musulmane, commença à se connaître, et ce fut au contact des vaincus qu’elle se poliça… Quelque chose d’analogue semble se passer en Alsace-Lorraine, où les conquérans, dépouillant peu à peu leurs préjugés, apprennent à raisonner moins faux et leurs femmes à se mettre avec goût.

N’oublions pas deux autres fruits des croisades, que le génie de Cervantès a faits inséparables : le don-quichottisme et les moulins à vent. Il serait en vérité dommage pour tout le monde que ce fussent les seuls fruits que l’Allemagne retînt de sa propre croisade contre le « latinisme, » car elle mérite mieux que cela. Avec son esprit réfléchi et méditatif, elle ne peut manquer de reconnaître, à mesure qu’elle sentira davantage l’atteinte du besoin, que c’est de viande creuse qu’on s’efforce de la nourrir depuis trop longtemps et qu’elle s’est laissé égarer et duper par son école historique, qui, tout à l’opposé d’une autre bruyante école, a le tort grave de ne tenir aucun compte du « document humain » et de ne spéculer que sur de vieilles idées et sur d’abstraites théories de races, n’ayant plus, de nos jours, d’application que dans le monde des éleveurs ; prétendre les expérimenter sur l’humanité est faire œuvre de paléontologistes. Ne sont-ce pas d’ailleurs les princesses allemandes qui ont été les premières en cela, depuis qu’il existe des princesses en Allemagne, à travailler à la fusion des races en pratiquant la sage doctrine internationale du libre échange des cœurs et en n’écoutant dans leurs alliances que la loi des affinités électives, dont le grand Goethe lui-même a fait voir le danger de contrarier le cours ? L’Alsace-Lorraine, qui, pour son malheur, ne jouit pas des mêmes libertés que les nobles filles d’Allemagne, se donne du moins l’amère consolation de faire éprouver à ses conquérans qu’en s’en prenant à elle, au nom de leurs doctrines ethnographiques, et en voulant la posséder à tout prix, il leur faut payer cher