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n’ont réussi qu’à exciter les antipathies d’une population essentiellement douce et paisible, mais habituée à d’autres façons que celles auxquelles on voudrait la dresser. Cette bureaucratie est érigée par la loi et la coutume en une véritable caste sociale, placée bien au-dessus du vulgaire, et ayant ses immunités à elle, ses privilèges, ses exemptions de juridiction, une indépendance à peu près absolue, sinon en droit, du moins en fait, et une organisation qui répartit, distribue et disperse si habilement les responsabilités qu’elles deviennent insaisissables pour les administrés, — à tel point qu’il est permis d’affirmer que, s’il existe actuellement quel que chose de réellement autonome en Alsace-Lorraine, c’est l’administration allemande qui y est installée. Les autonomistes peuvent se vanter d’avoir rendu un singulier service à leurs compatriotes en aidant avec tant de zèle le gouvernement impérial à établir tout à son aise dans le pays un aussi formidable engin de compression.

Quant aux populations, la seule autonomie dont elles aient été appelées à jouir jusqu’à présent est d’une nature tellement originale qu’elle ne peut être que le fruit d’un malentendu. Les autonomistes se seront fait mal comprendre, en choisissant pour cri un mot qui n’est pas d’un usage courant dans la langue administrative prussienne. Pour l’interpréter, il a fallu recourir aux lexiques, qui en ont fourni le sens littéral, et c’est généralement à ce sens-là que les Allemands s’attachent le plus volontiers : ce n’est qu’ainsi que peut raisonnablement s’expliquer l’étrange confusion législative qui règne depuis près de dix ans en Alsace-Lorraine, où, sous prétexte de laisser aux habitans leur « législation propre, » toutes les lois françaises répressives et fiscales ont été consciencieusement maintenues en vigueur, cumulativement avec celles que le nouveau régime a, dans les mêmes matières, jugé bon d’introduire sur ce territoire depuis qu’il est devenu allemand. On imagine aisément les conséquences qui naissent pour les administrés, les contribuables et les justiciables, de cet ingénieux système législatif, surtout quand l’application en est confiée à une administration dressée à être aussi scrupuleuse que nous l’a dépeinte M. Herzog, à concilier même l’inconciliable et à ne rien se laisser perdre des règlemens, neufs ou vieux. C’est ainsi, par exemple, que l’Alsace-Lorraine jouit du privilège, certes rare, de posséder aujourd’hui un double code pénal et surtout un arsenal particulièrement riche de lois d’exception de toutes sortes, formé par la fusion inattendue des dispositions répressives qu’ont inspirées, à vingt ans de distance, le régime révolutionnaire et dictatorial français de 1848 à 1852 et le régime dictatorial et militaire allemand de 1870 à 1874. L’esprit philosophique des Allemands ne trouve rien de choquant à invoquer entre autres l’ancienne législation fran-