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d’art dont il se représente la possibilité ; le sentiment produit une inclination, semblable au besoin de créer que ressent l’artiste ; l’inclination enfin suscite les moyens de sa réalisation effective, elle entraîne l’acte, et l’idée est ainsi devenue réalité. Le fait objectif et extérieur avait produit le fait subjectif et intérieur, l’idée ; celle-ci, à son tour, reproduit le fait extérieur, mais en le transformant, en le perfectionnant, en l’adaptant à elle-même. Ce qu’on appelle la liberté humaine se réduit, pour l’expérience psychologique et indépendamment des croyances métaphysiques, à ce pouvoir qu’a l’idée de dominer le fait et de se l’assujettir. Nous sommes persuadé d’ailleurs que M. Spencer ne niera pas cette énergie de l’idée, quoiqu’il incline plutôt à placer la principale puissance dans les faits extérieurs, dans l’état donné de la société, en un mot dans le milieu « ambiant. » Mais si sa doctrine est vraie dans son application au passé de l’humanité, la nôtre ne l’est pas moins, si nous ne nous trompons, dans son application à l’avenir de l’humanité. Ce sont les faits qui ont fini par faire naître l’algèbre dans le cerveau de l’homme, soit ; mais l’algèbre est sortie à son tour de ce cerveau tout armée et capable de soumettre à sa domination les faits extérieurs. De même, l’adaptation à la société a produit la morale, mais la morale saura s’adapter la société. Le naturalisme a donc son prolongement nécessaire dans l’idéalisme, et nous pouvons conclure que, parmi les mobiles qui agissent sur l’homme, et qui sont des données « positives » de la morale comme de la psychologie, il faut faire une place à l’idéal.

En résumé, tout comme la raison peut être à elle-même sa fin, sa loi, c’est-à-dire sa raison, ainsi elle peut être à elle-même sa force, son moyen de réalisation ; de même qu’elle est autonome, elle peut être automotrice. Sans doute l’intelligence, en agissant, produit encore le plaisir, mais celui-ci n’est plus qu’un résultat immédiat, non le but, ni la cause. En outre, c’est un plaisir d’un nouveau genre, une conscience de soi et de son activité raisonnable, une jouissance immédiate de soi. Dès que l’être, devenu intelligent, a acquis assez d’élasticité pour agir et se déployer immédiatement sous l’influence de l’idée, le plaisir phénoménal et passif de la sensation disparaît au profit de la conscience continue et de la jouissance active continue. Ainsi est rendue possible la moralité. Les évolutionnistes n’ont pas assez compris que chez l’homme, être pensant, l’idéal même devient une des te conditions d’existence » de la réalité. De plus, ils ont considéré trop exclusivement dans l’individu l’adaptation au milieu physique ou social, par conséquent l’utilité tout extérieure ou, comme dirait un disciple de Kant, la finalité extérieure. M. Spencer nous parle sans cesse du milieu