Page:Revue des Deux Mondes - 1880 - tome 40.djvu/129

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’agit simplement de faire comprendre à l’individu la marche logique de la nature et de la société, puis de façonner ses sentimens dételle sorte que son bonheur soit inséparable du bonheur d’autrui.

On le voit, la doctrine de l’évolution, telle que l’entendent MM. Darwin et Spencer, remplace l’obligation morale du spiritualisme par une sorte d’obligation physique ou de nécessité naturelle, qui entraîne l’individu d’abord à son bien propre, puis au bien, commun. Il ne s’agit plus de discuter avec les théologiens et les moralistes sur ce qui doit être ; il faut chercher avec les naturalistes et les « sociologistes » ce qui ne peut pas ne pas être et ce qui sera. Étant donné l’égoïsme primitif, il faut découvrir par quelle nécessité physique, non plus seulement logique ou morale, il se transformera en amour d’autrui. Il faut montrer (et c’est ce qu’a essayé M. Spencer) par quelle évolution inévitable des êtres dont chacun cherche son propre bonheur finiront par chercher nécessairement le bonheur de tous. Pour obtenir ce résultat, c’est moins aux préceptes abstraits qu’il faut faire appel qu’à l’entraînement de l’éducation, à la puissance des lois publiques, surtout à l’action lente de l’hérédité et de la sélection naturelle ; car ce n’est pas une moralité métaphysique qu’il s’agit de produire chez les hommes, c’est a une moralité organique » et en quelque sorte physique, qui sera présente aux organes et inhérente à la constitution même du cerveau humain, comme la douceur est devenue inhérente aux animaux apprivoisés. Le moraliste et le politique, dans ce système, ressembleront à Jacob, qui, pour amasser le trésor nécessaire à son union avec Rachel, avait obtenu de Laban d’abord toutes les brebis noires, puis toutes les brebis blanches que la Providence ferait naître dans le troupeau, et qui réussissait à ne faire naître que des brebis de la couleur voulue. Pour aider la Providence, Jacob usait du procédé familier à la zootechnie moderne et déjà connu des éleveurs dans l’antiquité : quand il voulait des agneaux sans tache, il commençait par choisir pour la reproduction les brebis qui n’avaient aucune tache sous la langue, puis, cachant son secret, il les menait boire à la fontaine, où il tenait placées sous leurs yeux des baguettes de différens arbres et de différentes nuances. Le naïf Laban pouvait attribuer à la couleur de ces baguettes une influence divine sur la couleur des agneaux ; Jacob savait à quoi s’en tenir sur le miracle. Moraliser les hommes, c’est un miracle du même genre : leur proposer des préceptes abstraits et des règles toutes logiques, c’est leur mettre sous leurs yeux des baguettes sans grande vertu ; ie seul moyen, c’est d’exclure de la société les brebis noires, de favoriser la multiplication des bons, de perfectionner la race par des unions bien assorties, selon toutes les règles de cette science des sélections que Darwin voudrait voir appliquer méthodiquement à l’humanité. Ainsi s’opérera, avec l’aide