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élémentaires sont nécessaires à l’état social, par exemple un minimum de justice, de sympathie, de fidélité aux engagemens, d’obéissance à la loi ; donc ces « conditions d’existence, » comme dit Darwin, seront universellement observées. Les peuplades primitives qui les ont enfreintes n’ont pas tardé à disparaître, laissant la place à des êtres plus moraux, ce qui veut dire plus intelligens et sachant mieux s’adapter au milieu. « Sans doute, si la triste histoire de notre race avait été conservée dans tous ses détails, nous aurions maint exemple de tribus qui ont péri pour avoir été incapables de concevoir un système social ou les restrictions qu’il impose[1]. » Ce n’est là qu’une application particulière de la lutte pour la vie et de la sélection naturelle.

L’universalité, à son tour, entraîne une certaine immutabilité relative. Puisqu’il y a des conditions d’existence toujours les mêmes pour toute société, comme il y a certaines règles de construction partout identiques pour les maisons, il ne pouvait manquer d’en résulter certaines lois immuables de morale. En revanche, il y a d’autres lois (et ce sont les plus nombreuses) qui varient avec les temps et les lieux ; de là, selon M. Spencer, les variations de la morale. Dans son ensemble, la conscience n’est ni plus ni moins fixe que les espèces animales, dont Darwin a fait voir la mutabilité. Des « impressions de plaisir » et des « expériences d’utilité, » accumulées par l’habitude, transmises par l’hérédité de génération en génération, lentement modifiées par les modifications correspondantes du milieu, tel est le fond de la conscience. Les astronomes d’autrefois croyaient qu’au-dessus de notre monde corruptible et toujours mouvant s’étendait le monde des étoiles fixes, dont la sereine éternité ne connaît ni la génération ni la mort ; de même les philosophes élevaient au-dessus de nos pensées ou de nos sentimens mobiles le firmament intérieur des idées immuables : vérité, beauté, bonté, justice. Selon la morale nouvelle comme selon la moderne astronomie, au lieu de formes fixes, d’espèces immuables, d’idées immuables, il faut reconnaître partout un développement gradué et un progrès ; ce qui paraît immobile n’est que du mouvement fixé, et on pourrait appliquer à la nature, quand elle semble arrêtée et constante, ce que la Rochefoucauld disait de la constance en amour : « C’est une inconstance qui s’attache successivement à toutes les qualités, à toutes les formes, une inconstance renfermée dans un. même objet. »

Le darwinisme explique également par l’évolution et la sélection des espèces le caractère de nécessité attribué aux idées morales, et dont on a fait une sorte de mystère métaphysique. Si l’instinct moral

  1. Bain, Emotions and Will, p. 269.