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de son utilité. Notre penchant en apparence « primitif » à aimer la vertu pour elle-même, notre sentiment désintéressé du devoir, est une sorte d’avarice morale héréditaire. Si l’instinct peu rationnel de la possession de l’or a lui-même son utilité, l’instinct moral, éminemment rationnel, a une utilité bien plus grande : la société entière en profite. C’est le cas de répéter avec la Rochefoucauld que les vices mêmes peuvent entrer dans la composition des vertus comme les poisons dans celle des remèdes.

Outre leur simplicité apparente, les idées morales ont un second caractère, l’innéité, qui a la même source que le précédent. Là encore l’explication fournie par l’hérédité et révolution, si elle n’est pas entière, s’étend assurément fort loin. Des expériences accumulées et transmises à travers la race peuvent très bien produire des idées et des sentimens qui semblent innés à l’individu. Une accumulation d’expériences chez l’individu même peut engendrer des sentimens particuliers et en apparence inexplicables. Pourquoi par exemple sommes-nous heureux de revoir le lieu où s’est passée notre jeunesse ? Bien souvent ce lieu n’a aucune beauté qui puisse directement nous causer du plaisir, mais le plaisir vient de ce que nous sentons revivre en nous une multitude de jouissances autrefois associées aux objets qui nous entourent. Notre émotion, considérée dans sa généralité, n’est pas due alors à tel ou tel souvenir particulier, mais à des souvenirs trop nombreux pour qu’on les distingue individuellement : c’est comme un murmure ou un chant vague dans lequel semblent se confondre toutes les voix de la jeunesse. Un effet analogue se produit à travers les siècles, pourrait-on dire, par l’accumulation des sentimens qui se sont répétés de génération en génération. Ce sont des impressions amassées qui prennent dans l’individu l’aspect de sentimens innés. Notre conscience, par exemple, qui nous fait éprouver une si douce joie dans les actes sympathiques, est l’effet d’une suite séculaire de joies dues au commerce des hommes entre eux. Lorsque nous accomplissons des actes honnêtes, nous nous sentons comme dans notre patrie et notre lieu natal : c’est une sorte de réminiscence où résonnent en sons vagues non-seulement nos plaisirs propres, mais les joies de la race entière. Le temps, ce grand et patient ouvrier de toutes choses, a fait ainsi peu à peu d’un intérêt collectif notre intérêt particulier ; nous sentons l’injure faite à autrui comme une injure personnelle, et c’est ce retentissement d’un intérêt de race dans un individu que nous prenons pour un penchant inné au désintéressement.

Comme la simplicité et l’innéité, l’universalité des notions morales s’explique, au moins pour la plus grande partie, par l’évolution. L’état social est nécessaire à l’homme, certaines conditions